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de chevalerie, comme le miroir des amans héroïques. Ce Bédouin, ce demi-nègre, ne connaît pas la jalousie cruellement orientale d’Akritas. Il n’étouffe pas sa bien-aimée dans ses bras : il meurt en lui sauvant la vie. Tel est l’idéal d’héroïsme que se créait la poésie des Arabes avant et après Mahomet. Est-il étonnant que leur apparition sur la scène du monde ait renouvelé les traditions de bravoure et contribué peut-être à la naissance de la chevalerie ?

Ce goût que manifeste Akritas pour la solitude, ses promenades sur le bord des fleuves, parmi la splendide végétation de la nature syrienne, sans autre compagnie que celle de la bien-aimée, rappellent la vie que, dans le poème hindou, Rama voulut mener au désert, seul avec sa femme Sita et son frère Lachmana. Le dragon, qui prend la forme d’un beau jeune homme pour essayer de séduire Eudocie, se retrouve non seulement dans la Genèse, mais dans le Ramayana. La vertueuse Sita n’est-elle pas trompée par le démon Ravana, qui prend la figure d’une gazelle aux poils d’or ? Bien d’autres traits épiques de la Digénide ou des chansons akritiques n’appartiennent en propre à aucune épopée. Akritas est un moment séparé de son épouse et ne la reconquiert qu’après avoir accompli maint exploit ; mais la plupart des héros n’ont-ils pas été soumis à de telles épreuves ? Presque tous ont dû courir après leur maîtresse enlevée par des ravisseurs, qui sont tantôt des centaures, comme dans le cycle d’Hercule, tantôt des raksasas, comme dans le Ramayana, tantôt les Arabes d’une tribu ennemie, comme dans le poème d’Antar, tantôt de méchans magiciens et enchanteurs, comme dans les romans d’Occident. Il est un trait fort épique, qui n’est pour ainsi dire qu’indiqué dans la Digénide : beaucoup de jeunes gens qui ont voulu courtiser Eudocie ont péri victimes de leur témérité. C’est son père, le terrible Andronic Doucas, qui leur a fait trancher la tête ou crever les yeux. Dans les manuscrits slaves analysés par M. Vessélovski, le mythe a pris un peu plus de consistance : c’est la fille même du stratège qui est une redoutable guerrier et qui ne trouve aucun héros assez fort ; mais notre poète byzantin n’a pas osé offrir à ses lecteurs le type si connu de la vierge dangereuse. Il n’a pas osé faire d’une jeune personne de condition, d’une fille de son excellence le stratège, une de ces viragos orgueilleuses de leur force et de leur virginité sauvage, qui ne veulent appartenir qu’à l’homme qui les aura vaincues et qui mettent leur liberté comme enjeu de sa tête. En revanche, l’auteur nous a conservé dans Maximo un autre type d’héroïne, qui a ses analogues dans les amazones de la fable, dans les filles géantes des chansons russes ; on le retrouve dans toutes les poésies des peuples danubiens. Dans le recueil de chans bulgares récemment publié par M. Dozon, nous voyons, entre autres, Boiana la Romaine qui est devenue chef des palikares