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On y vanta ses amis, on y dénigra ses ennemis, on chercha à les faire oublier. Le nom de Panthérios est un de ceux autour desquels les écrivains officiels semblent s’être étudiés à faire le silence. Dans le récit du siège d’Édesse ou de la défaite des Russes, on évita de le nommer. C’est Nestor, l’historien des vaincus, qui a sauvé de l’oubli le domestique Panthir. Quelque rares que soient les indications des chroniqueurs, elles expliquent cependant certains passages du poème et des tragoudia. Panthérios, disent les historiens, fut en faveur sous Lécapène, en disgrâce sous Constantin : l’un le nomme généralissime, l’autre le destitue. Or le poème ne nous montre-t-il pas Romain Lécapène faisant visite à Digénis sur les bords de l’Euphrate et le comblant d’honneurs ? Au contraire la chanson sur le fils d’Andronic prête à son héros un langage menaçant pour le Porphyrogénète : « et si la guerre est juste, il ne redoute pas même Constantin. »

Le poème nous dit que Romain se rendit avec une faible escorte sur les terres de Digénis et de ses akrites, or un document officiel du temps, le Livre des cérémonies, montre que telle était la coutume ; le prince était tenu de se livrer à la bonne foi de ses stratiotes comme un roi capétien à celle de ses barons. Les apélates du poème nous représentent exactement ces klephtes qui infestaient à cette époque tant de provinces de l’empire grec et qui plus tard ne devaient pas épargner celles de l’empire turc. Les mœurs militaires du temps y sont assez fidèlement rendues. Il y avait moins de différence qu’on ne le croit généralement entre la chevalerie d’Occident et celle d’Orient. Les chroniques byzantines relatent nombre de combats singuliers : de braves empereurs, avec leurs brodequins rouges et leur manteau de pourpre, s’exposaient comme leurs derniers soldats, et un certain point d’honneur n’était pas inconnu aux Byzantins.

Le poème, qui est un document contemporain, renferme plus de traits historiques que les chansons, mais les chansons présentent plus de traits épiques que le poème. C’est dans les tragoudia qu’éclate surtout la parenté qui unit le cycle d’Akritas avec les grandes épopées de la Grèce antique, de l’Asie, de la Scandinavie, de l’Occident. Les fictions héroïques, chez presque toutes les nations de notre race, semblent avoir une origine commune, et même il faut croire qu’elles ne sont pas le patrimoine exclusif des peuples indo-européens. Si l’on cherche à quelle famille poétique se rattache le cycle d’Akritas, on trouve que c’est avec le cycle également hellénique d’Héraklès qu’il offre le plus de rapports. Akritas n’est-il pas, comme le fils d’Alcmène, la vivante personnification de la force grecque ? M. Sakellarios, dans ses Cypriaca, l’appelle « un Hercule chypriote. » On retrouve chez Digénis nombre de traits légendaires