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l’Akritas du poème. Ce n’est pas qu’il soit exemplaire : il viole une pauvre fille qui s’était mise sous sa protection, il s’unit à Maximo, l’amazone des apélates ; mais ce qui le distingue de tous les dompteurs de monstres qui se sont laissé dompter par l’amour, c’est la façon bizarre dont il exprime ses remords. Il gémit sur ses péchés, il a honte de ses « criminels désirs » et de ses coupables défaillances ; après qu’il s’est conduit comme un soudard, il a des repentirs de séminariste.

Où l’on retrouve encore les préoccupations du lettré, c’est lorsqu’il met son héros pendant trois années entre les mains d’un professeur de belles-lettres. Les chansons vraiment populaires n’exigent pas tant de savoir chez un porteur de massue : il leur suffit qu’il puisse lire le livre qui « traite de sa vie et de sa mort. » La rédaction des tragoudia est toujours sobre, énergique, pittoresque. Celle du poème comporte des développerons de rhétorique, de longues descriptions de jardins merveilleux comme ceux d’Armide ou ceux des Mille et une Nuits, des invocations à l’amour et au printemps. Les personnages y sont prolixes et émaillent leurs discours de citations des bons auteurs. Malgré sa pruderie, l’auteur multiplie les peintures voluptueuses : la moitié de l’action se passe en épanchemens amoureux. La vraie poésie épique est plus chaste et plus sévère. Les hésitations du poète byzantin, lorsqu’il entame le récit de quelque exploit surhumain, sont risibles. Quand Akritas raconte qu’il a vaincu 300 apélates ou assommé un lion d’un coup de poing, il lui prend des scrupules de vraisemblance. Il s’interrompt pour dire : « Je rougis de raconter ces choses-là, mes chers amis, de peur que vous ne croyiez que je me vante, car l’homme qui raconte ses exploits est considéré comme un vaniteux par ceux qui l’entendent. » Les précautions oratoires ont pour effet de détruire l’espèce d’illusion épique qui nous permet d’assister sans protestation aux exploits les plus étonnans des demi-dieux. Quand un écrivain se montre à la fois hyperbolique et discuteur, lorsqu’il doute lui-même de ses fictions et qu’il marchande notre crédulité, il peut bien arriver à l’exagération la plus absurde, il ne s’élève pas jusqu’à l’épopée.

On voit par là combien l’œuvre d’un lettré diffère des chansons vraiment populaires, nées du fécond éveil des masses. Dans les traditions déjà formées sur Akritas, notre poète byzantin avait trouvé les élémens d’une Digénide ; mais il n’y a puisé que timidement et n’a pas osé présenter au public délicat de Constantinople les hardies inventions des hommes de la frontière. Son œuvre, sorte de compromis entre la grandiose épopée des Orientaux et le réalisme byzantin, n’en est pas moins infiniment curieuse. Nous y voyons comment cette poésie en fusion, cette lave enflammée jaillie de l’imagination populaire, s’est refroidie entre les mains d’un