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septentrionale. Par leur habileté dans les opérations commerciales, — seule carrière ouverte d’ailleurs à leur activité, car jusqu’à notre arrivée ils vivaient parqués dans des quartiers spéciaux, avec interdiction de posséder des immeubles hors du rayon de leur habitat, — ils avaient concentré dans leurs mains la fortune mobilière. Ces richesses les faisaient parfois odieusement rançonner par les agens du gouvernement turc ; mais ceux-ci savaient aussi utiliser leur capacité, et les beys, notamment à Oran, prenaient d’ordinaire parmi les israélites le fonctionnaire chargé d’administrer leur trésor. Bien des fois ceux que leur mérite avait ainsi élevés vinrent au secours de leurs frères opprimés, et les légendes locales rappellent par plus d’un trait l’histoire de Joseph. La faveur des beys leur était souvent nécessaire dans leurs rapports d’affaires avec les chefs de tribus placés sous l’autorité des représentans de la Porte. Ces chefs s’adressaient aux Juifs dans leurs besoins pécuniaires, les simples fellah (cultivateurs) et les hadar (bourgeois des villes) y recouraient de même ; le bey assurait à l’occasion le remboursement. Il fallait pouvoir en dernière analyse compter sur ce tout-puissant recours en présence des garanties insuffisantes qu’offrait la justice du cadi ; mais la faveur du pouvoir était sujette à des éclipses, et comme on profitait de chaque disgrâce des Juifs pour mettre leurs biens au pillage, ils prenaient au moyen d’une usure effrénée leurs précautions contre les éventualités. La guerre aux Juifs n’était en somme qu’une forme de la guerre au capital, mais compliquée par des dissidences religieuses. Or, le capital étant un des élémens indispensables de l’existence des sociétés, il fallait faire en définitive aux détenteurs de l’argent des conditions sans lesquelles ils eussent abandonné le pays.

La paix était donc la règle, la persécution l’accident. Cet état offrait de l’analogie avec celui des premiers chrétiens, soumis par la société païenne à des persécutions qui, n’étant ni permanentes ni générales, pouvaient d’ordinaire s’éviter en changeant temporairement de province. Ce déplacement, que les victimes appelaient un exil, suffisait également à mettre à l’abri les Juifs, qui s’accommodaient de ces conditions précaires et savaient même en tirer profit. Aussi les avons-nous trouvés établis non-seulement dans les villes du littoral, où la mer leur offrait un refuge, mais dans celles de l’intérieur, et jusqu’au milieu des tribus, où ils pratiquaient le courtage pour leurs coreligionnaires et exerçaient les professions de bijoutiers, tailleurs, fabricans de chaussures, etc. Partout ils vivaient eh bonne intelligence avec les populations. Ils devaient sans doute s’entendre reprocher souvent leurs « faces jaunes, » leur manque de courage, et ne pas rendre tous les coups qu’ils recevaient ; mais le