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en mâchant ses paroles il dit : — À toi, horloge ! quel potentat y a-t-il qui puisse s’affranchir des mains que voilà ? Je serais homme à te couper la route à toi-même. — Et l’horloge, plus hautaine encore que lui : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Celui qui court pieds nus sur les rasoirs — tôt ou tard y perd sa semelle (sa peau).

« Vient après le pauvre affligé, à jeun, nu, malade de la tête aux pieds. — O horloge, horloge, quand auront à finir ces misères ? Dis-moi, par charité, la mort quand viendra-t-elle ? — Et l’horloge, toujours de la même façon : — Tic tac, tic tac, tic tac. — Aux malheureux et aux disgraciés — souvent sont destinés plus de jours.

« Et ainsi toute sorte de gens venaient voir cette horloge merveilleuse et tous lui parlaient, et elle donnait réponse a chacun. C’était elle qui savait dire quand se faisaient les fruits, savait dire quand venait l’hiver et quand venait l’été, savait dire quand il faisait jour et à quelle heure finissait la journée, savait dire combien les gens avaient d’années, depuis combien de temps était fait le pays ; en somme, c’était une horloge-machine, une horloge sans seconde, car il n’était chose qu’elle ne sût dire. Chacun l’aurait voulue en sa maison, mais nul ne la pouvait avoir, car elle était enchantée, aussi se rongeait-on inutilement ; mais tous, ou voulant ou ne voulant pas, ou en cachette ou à haute voix, avaient à louer le vieux maître barbier, qui avait su faire cette horloge prodigieuse et l’avait su faire pour cheminer toujours, et nul ne la pouvait démonter ni arrêter, hormis le maître qui l’avait faite.

« Et qui l’a dit et qui l’a fait dire — ne puisse jamais mourir de male mort. »


Cette histoire a été écrite par M. Salomone-Marino sous la dictée d’une femme du peuple, nommée Rosa Amari. Tous nos lecteurs l’ont compris : l’horloge, c’est le soleil, et le barbier, c’est Dieu ; la conteuse comprenait-elle l’allégorie ? M. Salomone ne le dit pas, mais elle devait y pressentir quelque double sens mystérieux, d’où la gravité, la solennité quasi biblique de ses paroles. Il y a de l’Orient dans cet apologue, et c’est ainsi que les filles de Sicile, les simples filles des rues et des champs, qui n’ont pas la moindre notion de l’alphabet, apportent peut-être à M. Benfey, à M. Max Müller et à leurs jeunes émules des pays latins de nouveaux documens attestant la parenté des races indo-européennes, et leur étroite union dans une antiquité si reculée que les calculs de l’homme n’en peuvent mesurer l’éloignement.


MARC-MONNIER.