Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/853

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Si j’ai fait comme ma grand’mère,
Ne feriez-vous pas comme moi ?

Béranger connaissait-il le couplet milanais lorsqu’il écrivit ces trois vers, ou n’est-ce pas plutôt qu’il y a dans l’air certaines idées qui viennent à tout le monde ? Ces rencontres si fréquentes entre les poètes populaires dans les contes patois de la péninsule ont donné naissance à une thèse ingénieuse de M. Vittorio Imbriani. Ce jeune écrivain, qui porte dignement un nom très respectable, a fait un cours à l’université de Naples sur « l’organisme poétique de la poésie populaire italienne, » où il a tâché de prouver que les Italiens, comme tous les autres peuples, eurent une épopée commune, primitive et populaire, dont la partie narrative s’est en quelque sorte disjointe et a disparu. Il n’en est resté que des fragmens lyriques qui, arrondis par le temps, ciselés par le peuple, ont fini par former de petits morceaux à part qu’on retrouve un peu partout. M. Imbriani ne s’est pas contenté de lancer cette conjecture dans le public ; il a cherché quelle pouvait être cette épopée primitive dont les brisures seraient devenues, selon lui, les chansons du peuple, et il pense l’avoir trouvée dans une légende sicilienne, « les amours de la fille du seigneur de Carini avec le baron d’Asturi, » amours tragiques s’il en fut, car le père tua sa fille. M, Pitrè nous donne dans l’introduction de son recueil de chants siciliens un fragment de poème sur cet horrible sujet. Traduisons ce fragment mot à mot ; on y verra les franchises, les audaces, la syntaxe déréglée, les changemens continuels de temps dans les verbes, les grandes ellipses et les enjambées de géant que se permet, en prose comme en vers, la muse plébéienne et rustique. Ces deux couplets nous apprennent comment le prince de Carini surprit les amours de sa fille coupable :


« Le prince de la chasse était revenu. — « Je suis fatigué, je veux me reposer. » — Quand à la porte s’est présenté à lui — un moine, et il veut lui parler. — Toute la nuit ensemble ils sont restés. — Leur confession bien longue ils auront à faire.

« Jésus Marie ! quel air troublé ! — C’est le signal de la tempête. — Le moine descendait et riait, — et le prince en haut faisait rage. — La lune s’enveloppait de nuages, — la chouette en pleurant voletait. »


C’est bien là le ton de l’épopée populaire ; mais M. Imbriani aura de la peine à prouver que celle-ci soit primitive et que les Italiens de toutes les provinces l’aient connue dans le bon vieux temps. Notons d’abord que l’assassinat de la jeune fille est un fait historique qui s’est passé, dit-on, le 4 décembre 1563 : en cette année-là, le peuple connaissait déjà l’Arioste. M. Imbriani pense, il est vrai, que le poème doit être inspiré par un événement beaucoup plus ancien et qui peut remonter au XIIIe siècle : cette conjecture a été