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« Pourquoi, lui dit saint Pierre, ne fais-tu pas comme les autres ? — Je ne veux rien demander, répondit le frère. — Rien ? reprit saint Pierre, quand tu viendras en paradis, tu auras affaire à moi. » Le maître s’en alla ; quand il fut déjà loin, il s’entendit appeler : « Maître ! maître ! » C’était Gros-Jean, qui ajouta : « Attendez, je demande une grâce de vous : c’est de pouvoir enfermer qui je veux dans ma besace. — Que cela te soit accordé, » dit le Seigneur. Frère Gros-Jean était vieux ; survint la Mort, qui lui dit : « Tu n’as plus que trois heures à vivre. — Quand tu voudras de moi, répondit Gros-Jean, viens m’avertir une demi-heure d’avance. » Revint la Mort, qui lui dit : « Me voilà, tu es un homme fini. » Le moine alors s’écria solennellement : « Au nom de frère Gros-Jean, que la Mort, entre dans ma besace ! » Puis il alla chez la boulangère : « Commère, voici mon sac ; pendez-le à la cheminée jusqu’à mon retour. » Pendant quarante ans, il ne mourut plus personne. Les quarante ans passés, Gros-Jean alla chercher sa besace pour libérer la Mort et mourir, car il était plus que vieux et ne se tenait plus sur ses pieds. La Mort sortit et prit Gros-Jean d’abord, puis tous ceux qui depuis quarante ans auraient dû mourir. Le moine alla frapper à la porte du paradis, mais saint Pierre lui cria : « Il n’y a pas de place ici pour toi. — Où dois-je donc aller ? — Dans le purgatoire. » Gros-Jean va frapper à la porte du purgatoire ; mais là aussi on lui crie : « Il n’y a pas de place ici pour toi. — Où dois-je donc aller ? — Dans l’enfer. » Gros-Jean va jusqu’à la porte de l’enfer ; Lucifer gronde : « Qui va là ? — Frère Gros-Jean. » Lucifer, à ce nom, hèle tous ses diables. « Toi, dit-il à l’un, prends ton bâton ; toi, prends le marteau ; toi, les tenailles. — Que voulez-vous faire de ces instrumens ? demanda le moine. — Nous voulons te tuer. — Au nom de frère Gros-Jean, tous les diables dans ma besace ! » Ainsi cria le mort, et prenant son sac sur ses épaules, il le porta chez un forgeron qui avait huit ouvriers ; avec le maître, ils étaient neuf. « Maître forgeron, combien demandez-vous pour donner pendant huit jours et huit nuits des coups de marteau sur cette besace ? » Ils fixèrent le prix de quarante onces ; ils martelèrent nuit et jour, et la besace ne s’aplatissait pas ; le moine était toujours présent. Le dernier jour, le forgeron s’écria : « Il y a ici des diables. — Il y en a, répondit Gros-Jean, martelez fort ! » L’opération faite, il reprit sa besace et l’alla vider dans une plaine : les diables étaient tous boiteux, estropiés, et il fallut de la violence pour les faire rentrer dans l’enfer. Et le moine alla heurter de plus belle à la porte du paradis : « Qui est là ? — Frère Gros-Jean. — Il n’y a pas de place pour toi. — Mon petit Pierre, laisse-moi entrer, sans quoi je t’appelle teigneux. — Puisque tu m’as dit teigneux, répond saint Pierre, tu n’entreras plus. — Ah ! c’est comme cela ? s’écrie Gros-Jean. Tu auras ma réponse. » Il se