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sérieusement douté des forces de cet empire en 1863, et douté à tel point qu’il ne le crut pas même capable de vaincre cette pauvre échauffourée de la malheureuse jeunesse polonaise ! Il exprimait ses appréhensions à cet égard devant les plénipotentiaires d’Angleterre et d’Autriche[1], et alla un jour jusqu’à faire des confidences surprenantes sur ce thème au vice-président de la chambre de Prusse, M. Behrend. « Cette question, dit le ministre de Guillaume Ier vers le milieu du mois de février, peut être résolue de deux manières : ou il faut étouffer promptement l’insurrection de concert avec la Russie et arriver devant les puissances occidentales avec un fait accompli, ou bien on pourrait laisser la situation se développer et s’aggraver, attendre que les Russes fussent chassés du royaume ou réduits à invoquer un secours, et alors procéder hardiment et occuper le royaume pour le compte de la Prusse ; au bout de trois ans, tout là-bas serait germanisé… — Mais c’est un propos de bal qu’on veut bien me tenir ? s’écria le vice-président stupéfait (l’entretien avait lieu à un bal de la cour). — Non, fut la réponse ; je parle sérieusement de choses sérieuses. Les Russes sont las du royaume, l’empereur Alexandre me l’a dit lui-même à Saint-Pétersbourg[2]. » — Cette pensée de récupérer la ligne de la Vistule, perdue depuis Iéna, a hanté plus d’une fois l’esprit de M. de Bismarck pendant l’année 1863 : bien entendu, on ne voulait obtenir cette « rectification de frontière » que du consentement de l’empereur Alexandre II, mais on ne négligeait pas les moyens qui eussent quelque peu forcé une pareille solution. Un des confidens les plus intimes du ministre et actuellement représentant de l’Allemagne près le roi Victor-Emmanuel, M, de Keudell, propriétaire de vastes domaines dans le royaume de Pologne, profitait de ses relations avec les notables du malheureux pays pour leur insinuer à plusieurs reprises de s’adresser à Berlin, d’y demander par exemple une occupation prussienne temporaire qui les mît à l’abri des sévices russes ! En cherchant

  1. « Dans les précédentes occasions, M. de Bismarck m’a toujours parlé de la probabilité que l’armée russe serait trop faible pour étouffer l’insurrection. » Dépêche de sir A. Buchanan, 21 février 1863. — Il tint le même langage au ministre d’Autriche, comte Karolyi. De son côté, le directeur de la chancellerie diplomatique du grand-duc Constantin écrivait dès le 4 février, à la première nouvelle de l’envoi des généraux prussiens pour la conclusion d’une convention militaire : « Tout en reconnaissant la courtoisie de la mission de ces messieurs, nous ne pouvons pas nous rendre un compte exact de ce qui l’a motivée. Il n’y a pas de pericolo (sic !) in mora, et nous n’en sommes pas à avoir besoin de la coopération des troupes étrangères… Le gouvernement prussien fait le diable beaucoup plus noir qu’il n’est en effet. » Dépêche confidentielle de M. de Tengoborski à M. d’Oubril, ministre de Russie à Berlin.
  2. Les journaux allemands de l’époque ont publié cet entretien d’après le propre récit de M. Behrend, qui ne l’a pas démenti. Voyez entre autres la Gazette de Cologne du 22 février 1863.