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relations devenues plus intimes que jamais, grâce aux efforts tout récens de M. de Bismarck pendant son séjour à Saint-Pétersbourg ; enfin il y avait l’ami Alexandre Mikhaïlovitch, l’ancien collègue de Francfort, si bien prévenu en faveur du nouveau ministre du roi Guillaume Ier, si bien uni avec lui dans la haine contre l’Autriche, si bien prémuni aussi contre la « dangereuse fiction » d’une solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs. Sur les bords de la Seine, dans les Tuileries, encore si redoutées, trônait un souverain qui, à force de raisonner le bien général de l’humanité, perdait de plus en plus la raison d’état française, et dont le regard vague, vacillant, ne devait pas être bien difficile à éblouir, alors surtout qu’on ferait miroiter devant lui le « droit nouveau » et l’affranchissement de Venise. D’ailleurs depuis le congrès de Paris s’était établie entre les deux cabinets des Tuileries et de Saint-Pétersbourg une « cordialité » qui grandissait de jour en jour, et dans laquelle la Prusse commençait d’avoir sa très large part : n’y avait-il pas lieu dès lors d’espérer pour cette dernière, dans l’entreprise qu’elle méditait, un concours généreux ou du moins une neutralité bienveillante de deux puissances si amies entre elles, et si peu sympathiques à la maison de Habsbourg ?

Et pourtant une telle entreprise était si profondément contraire aux intérêts bien entendus et aux traditions bien enracinées de la Russie ainsi que de la France, la substitution au centre de l’Europe d’une grande monarchie militaire et conquérante à une confédération pacifique et « purement défensive » présentait des inconvéniens si manifestes, des dangers même si évidens pour la sécurité et l’équilibre du monde, que le président du conseil à Berlin ne devait guère s’abandonner sous ce rapport à des espérances trop flatteuses. Les amers ressentimens au Palais-d’Hiver et les douces rêveries au palais des Tuileries ne pouvaient prévaloir longtemps contre la réalité de la géographie et la brutalité des faits. A moins qu’à Paris et à Saint-Pétersbourg on ne manquât complètement d’hommes d’état ayant un peu de discernement politique dans l’esprit, un peu d’histoire nationale dans l’âme, il était à parier que les deux gouvernemens russe et français ne sauraient demeurer spectateurs indifférens d’un bouleversement si redoutable dans la balance du continent. De bienveillante, leur neutralité ne tarderait pas à devenir par degrés attentive et alarmée, se changerait même en hostilité déclarée à mesure que s’accentueraient les succès prussiens, et il n’est pas jusqu’à cette cordialité entre les deux empires, en apparence si favorable à la Prusse, qui ne constituerait alors un péril de plus en facilitant une action prompte et décisive contre le Hohenzollern. — Telle étant la situation de l’Europe au