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que c’était lui, lui seul qu’elle attendait depuis cinq ou six ans ; mais, comme elle ne pouvait affirmer qu’elle en eût acquis la preuve dans les confidences de Marianne, Pierre repoussa l’espérance comme un leurre des plus dangereux. Il ne voulut pas avouer que son cœur était pris, et sa mère impatientée finit par lui dire :

— Eh bien ! prenons-en notre parti, et, si ce mariage nous chagrine ou nous contrarie, disons-nous que nous n’avons pas voulu l’empêcher !

Philippe arriva à l’heure du déjeuner et y fit honneur. Il raconta ensuite à Pierre qu’il avait fait beaucoup de pas inutiles pour trouver Validat, qu’il avait failli déposer sa couronne de chèvrefeuille à la porte de Mortsang, mais qu’il s’était informé à temps du nom de la localité et de celui des propriétaires du manoir, qu’il avait été encore plus loin et n’avait trouvé qu’un désert de landes marécageuses, qu’enfin il était revenu sur ses pas et s’était approché, vers les huit heures du matin, d’une métairie fort laide qu’il allait encore quitter sans s’y arrêter, lorsqu’il avait vu dans un pré un petit cheval au vert. Il avait reconnu ce petit animal pour Mlle  Suzon. Il avait pénétré dans le pré à travers les épines et, après avoir passé la couronne autour du cou de la maigre jument, revenait triomphant, jugeant son entreprise réussie et sa nuit bien employée.

Pierre lui répondit à peine, et, pour se débarrasser de lui, il lui conseilla d’aller se jeter sur son lit, vu que le manque de sommeil pouvait paralyser ses moyens de séduction. Philippe jura qu’il était homme à passer trois nuits sans dormir et sans qu’il y parût, ce qui ne l’empêcha pas d’aller s’étendre incognito sur la mousse, dans le creux des roches, et d’y savourer les douceurs du repos jusque vers midi.

À midi sonnant, la patache et la jument du domaine de Validat se trouvèrent à la porte de Dolmor. Mme  André avait mis sa robe de soie puce encore fraîche, bien qu’elle eût dix ans de service. Philippe endossa un habit noir de la meilleure coupe et mit une cravate éblouissante. André ne changea rien à son costume des dimanches. Mme  André monta dans la patache, que l’époux de Marichette se disposait à mener au pas en marchant à côté de la jument. Philippe, assis à côté de Mme  André, prétendit conduire, mais il ne réussit jamais à prendre le trot, allure inusitée pour une jument poulinière du pays.

André avait pris les devans à pied. Il arriva le premier à Validat, mais il attendit pour se présenter que la patache l’eût rejoint. Le lourd véhicule, trouvant la barrière ouverte, fit son entrée majestueuse et lente, et s’arrêta entre la porte du logis et le tas de fumier. Philippe trouva son futur manoir un peu trop rustique et se