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Marianne rentra et s’enferma dans sa chambre, en proie à une agitation qu’elle n’avait jamais éprouvée. Elle était très sincère vis-à-vis d’elle-même ; elle reconnut que sa rencontre avec Philippe l’avait un peu troublée et qu’en se laissant aller à l’instinct, elle pouvait ressentir quelque plaisir à se voir apprécier par cet inconnu. — Ces gens décidés ne se font-ils pas connaître tout de suite, pensait-elle, et ne faut-il pas leur savoir gré de vous épargner les tourmens de l’hésitation ? Pierre a du respect pour moi, c’est flatteur et c’est bon ; mais n’en a-t-il pas trop ? Veut-il donc que je fasse les avances ? est-ce qu’il n’est pas dans l’ordre des choses que l’homme ait l’initiative ?

Marianne se sentait poussée et comme réclamée par un penchant très logique et très vrai, celui qui porte le sexe faible à estimer avant tout, dans le sexe fort, les résolutions qui caractérisent la virilité. Elle avait tressailli d’aise lorsque Pierre avait saisi avec autorité la bride de son cheval pour la retenir ; mais Philippe n’eût pas lâché prise, elle le sentait bien, et Pierre n’avait eu qu’une velléité de courage. Pourtant ces deux larmes qu’il n’avait pu retenir,… Philippe ne les eût pas versées.

— Peut-être que sa timidité est la conséquence forcée de la mienne, se dit encore Marianne. Jamais je n’ai su dire un mot, ni même avoir un regard pour lui faire deviner que je voudrais son amour. Je suis trop fière, il me croit indifférente ou stupide. Est-ce qu’il m’aimerait franchement si j’étais coquette et un peu hardie ? Qui sait ?

Pierre reprenait de son côté le chemin de Dolmor sans songer davantage à surveiller Philippe ; ses larmes coulaient lentement et sans qu’il s’en aperçût. — Ma destinée s’accomplit, se disait-il ; voilà que, pour couronner l’histoire de mes aberrations, j’aime encore une fois l’impossible. Tant que Marianne a été libre et m’a paru indifférente, je n’ai pas songé à elle. Le jour où un rival, qui a toutes les chances contre moi, se présente, je me sens jaloux et désespéré. Je suis vraiment fou, et avec cela idiot, car c’est au moment où je devrais parler que je sens plus que jamais que demander l’amour m’est impossible.

Il trouva sa mère levée et préparant le déjeuner. Il aimait mieux se plaindre de Marianne que de n’en pas parler. Il raconta l’entrevue et ajouta : — Marianne est coquette, je t’assure, et cruellement railleuse. Elle voulait m’amener à lui dire que j’étais amoureux d’elle ; elle avait besoin de ce triomphe avant de se venger. Ce soir ou demain elle eût ri de ma sottise avec son futur conjoint.

Mme André essaya en vain de le dissuader. Elle s’avança même jusqu’à jurer que la petite voisine n’avait jamais aimé que lui, et