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— Oh ! vous, reprit-elle vivement, vous ne m’avez jamais regardée, vous n’avez jamais su quelle figure je pouvais avoir !

— Voilà encore de la coquetterie, Marianne. Je t’ai toujours regardée… avec intérêt.

— Oui, comme un médecin regarde un malade ; vous pensiez que je ne vivrais pas. À présent que vous me voyez bien vivante, vous n’avez plus besoin de vous inquiéter de moi.

— Tu vois bien pourtant que je ne me suis pas couché cette nuit par inquiétude.

— Mais quelle inquiétude ? Voyons ! Quel danger puis-je courir avec M. Philippe Gaucher ? N’est-il pas un honnête homme ? À son âge, on n’est pas corrompu, et d’ailleurs je ne suis pas une enfant pour ne pas savoir me préserver des belles paroles d’un jeune homme.

— Il n’y a en effet que le danger de faire jaser sur ton compte avant que tu ne sois décidée à laisser dire,… toi qui crains tant les propos, jusqu’à ne pas me permettre de te voir chez toi !

— Oh ! vous, mon parrain, ce serait plus grave. On sait bien que vous ne m’épouseriez pas ; vous n’êtes pas dans le même cas qu’un jeune homme qui veut s’établir.

— Que dis-tu là ? c’est absurde. Je ne t’épouserais pas, si j’avais eu le malheur de te compromettre ?

— Si fait ! vous m’épouseriez par point d’honneur, et je ne voudrais ni vous mettre dans un pareil embarras, ni être forcée d’accepter le mariage comme une réparation.

Toutes les paroles de Marianne troublaient profondément André. Ils s’étaient arrêtés, elle dans l’eau où Suzon avait voulu boire, lui, appuyé contre un bloc de grès. Le ruisseau coulait transparent sur le sable qu’il semblait à peine mouiller. Les arbres épais et revêtus de leurs feuilles nouvelles enveloppaient les objets d’une teinte de vert doux où se mêlait le rose du soleil levant. — Marianne, dit André devenu tout pensif, tu es vraiment très jolie ce matin, et le jeune damoiseau qui s’est avisé de découvrir le premier ta beauté doit avoir un profond mépris pour moi, qui lui ai parlé de toi avec la modestie qu’un père doit avoir quand on lui vante sa fille. Il te le dira certainement…

— Eh bien ! que faudra-t-il croire ?

— Il faudra croire qu’un homme dans ma position ne devait pas te regarder avec les yeux d’un prétendant, et qu’il n’est pas ridicule parce qu’il se rend justice. Tu sembles me reprocher d’avoir été aveugle par dédain ou par indifférence. Ne peux-tu pas supposer que je l’ai été par honnêteté de cœur et par respect ?

— Merci, mon parrain, répondit Marianne avec un sourire ra-