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Ce plaidoyer pro domo sua vous saisit par sa verte allure et porte en soi je ne sais quoi de convaincant que n’a point d’ordinaire l’éloquence étudiée des donneurs de belles paroles. Vous vous laissez prendre à ce ton honnête et fruste d’un homme fils de ses œuvres, que le travail et l’intelligence ont seuls amené au poste qu’il occupe, et qui, tout en défendant sa situation non moins enviée qu’enviable, trouve moyen d’avoir de l’esprit et de divertir la galerie aux dépens d’une des plus amusantes inventions du langage contemporain. Autrefois on se contentait de savoir son affaire et de bien gouverner son théâtre. Pour un directeur, posséder des notions d’art était quelque chose de si simple qu’on ne s’en occupait même pas. Aujourd’hui nous avons fractionné l’espèce en toute sorte de variétés intéressantes ; il y a le directeur-artiste, le directeur homme d’esprit, le directeur homme du monde. Qui ne se souvient de Nestor Roqueplan et de ses incartades ? Il riait au nez des gens qui venaient pour lui parler d’affaires, leur tapait sur l’épaule en s’écriant : Voyez-vous, mon cher, les affaires après tout ! C’était le directeur homme d’esprit ; il faisait des mots, et pendant ce temps son théâtre allait à la diable. N’importe, les mésaventures ne le déconcertaient pas, et les catastrophes, loin de nuire à son avancement, y profitaient. Plus il avait de théâtres tués sous lui, et plus on lui en offrait à gouverner, tant fut intelligente et sérieuse à toutes les époques la sollicitude de l’administration supérieure chargée de veiller aux intérêts de l’art. La ruine des Variétés lui servait à se hisser à l’Opéra-Comique, et quand il avait le plus spirituellement du monde mis l’Opéra-Comique sur le flanc, on se pressait de livrer l’Opéra en pâture à ses joyeusetés humoristiques. Scribe a fait une comédie qui s’appelle la Camaraderie ; le public ne sait pas quels fléaux peuvent être pour les lettres comme pour les beaux-arts certains hommes ainsi doués et qui, par leurs rapports personnels, acquièrent une influence qu’ils n’obtiendraient jamais par leur mérite. Sous quelque régime que ce soit, ils déjeunent avec les ministres et dînent avec les bureaux, s’arrangent de manière à vivre en communauté de plaisirs avec tout ce qui, de près ou de loin, touche à l’officiel, et, quand il s’agit d’accorder un privilège, on leur donne le pas sur les plus capables. Édifiant spectacle auquel il semble que la sottise humaine ne demande pas mieux que de prêter la main ! Nestor Roqueplan fut assurément le plus mauvais directeur de théâtre ; des Variétés au Châtelet en passant par l’Opéra-Comique et l’Opéra, tous les chemins qu’il a foulés se sont effondrés, et cela n’empêche pas les badauds d’invoquer chaque jour son nom et de réclamer un directeur-artiste lorsque vous les mettez en présence d’un homme qui se contente de reconstituer son théâtre et d’en maintenir les recettes au maximum, ce qui est pourtant bien aussi une manière de faire de l’art quand les ouvrages que l’on représente se nomment Guillaume Tell ou les Huguenots.