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Kant, deux choses qui remplissent le cœur d’une admiration toujours nouvelle : le ciel étoilé au-dessus de nos têtes et la loi morale dans le fond de nos cœurs. » Quoi de plus élevé que d’essayer de faire parler au spectacle de ce grand univers le langage qu’à d’autres époques le poète a fait parler aux lois de la morale éternelle ? Par malheur, ni l’habileté, ni le talent, ni le génie, toutes les fois que le poète en a conçu la pensée, n’y ont pu parvenir. Lucrèce lui-même, que M. Sully-Prudhomme a traduit, n’a été vraiment poète que dans l’observation du cœur humain, et quand, — la science imparfaite de son temps venant à lui manquer, — il complétait les lacunes de son système par quelque ingénieuse ou grandiose hypothèse. Quoi qu’il en soit, cette préoccupation des grands problèmes donne le trait original de la poésie de M. Sully-Prudhomme ; elle explique aussi ses défauts, l’obscurité fréquente de la pensée, la tension violente du style, la langue souvent énigmatique.

Splendeur excessive, implacable,
O beauté, que tu me fais mal !
Ton essence incommunicable,
Au lieu de m’assouvir, m’accable.

Voilà de ces strophes qui rendent quelquefois M. Sully-Prudhomme singulièrement difficile à lire. Le plus curieux, c’est que cette obscurité procède manifestement du soin excessif de la forme. Il semblerait que le poète commençât par exprimer sa pensée comme tout le monde et qu’il en cherchât ensuite mot par mot l’expression plus personnelle. De là les vers très faibles qu’on a relevés chez lui : ce sont ceux qu’il n’a pas pu reprendre et refaire en détail ; de là les vers indéchiffrables, ce sont ceux où la rigueur artificielle de la forme est venue comme étouffer la liberté première de la pensée ; de là les beaux vers enfin qui, comme on a pu voir, ne manquent pas dans les Vaines Tendresses, ce sont ceux où l’inspiration, toujours plus habile que le plus habile ouvrier, a trouvé du premier coup l’accord parfait de l’expression et de la pensée. L’étoffe du vers est ample et solide chez M. Sully-Prudhomme ; il serait à souhaiter qu’elle tombât à plis plus larges, d’un mouvement général plus libre, plus négligemment jeté ; il y a une symétrie du détail qu’il faut savoir sacrifier à l’harmonie de l’ensemble. Malheureusement la plus grave erreur de cette poésie, c’est qu’elle ne se mêle pas à la vie commune et qu’elle laisse derrière elle une impression funeste de découragement et de lassitude. Sans y appuyer, qu’il suffise de rappeler qu’il n’est pas bon de trop montrer à l’homme sa misère et que c’est par excellence la tâche du poète que de relever les cœurs abattus du fond de leur désespérance. Goethe allait plus loin, qui voulait que la poésie se proposât d’armer l’homme de courage pour les luttes et les combats de la vie.

C’est à ce point de vue qu’on ne refusera pas à la dernière partie du