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Aussitôt se dressant tout chargés de langueur,
Ces pâles malheureux sentent leur infamie,
Chacun secoue alors cette chaîne ennemie
Pour la briser lui-même ou s’arracher le cœur,
Ils vont rompre l’acier du nœud qui les torture,
Mais elle, au bruit d’anneaux qu’éveille la rupture,
Entr’ouvre ses longs yeux où nage un deuil puissant,
Elle a fait de ses bras leur tombe ardente et molle,
En silence attiré le couple y redescend…
Et l’éphémère essaim des repentirs s’envole.

Je n’insiste pas sur les critiques de détail, je ne demande ni ce que ce sont que « des yeux où nage un deuil puissant, » ni ce que c’est « qu’une tombe ardente et molle, » on me renverrait sur les bancs en me disant » que ce sont les membres épars du poète. Reconnaissons plutôt qu’il y a dans ces vers une expression sincère de fatalisme et de résignation douloureuse, qui trahit chez le poète une résolution fermement prise de ne pas livrer son cœur aux orages de la passion, de ne pas l’exposer aux dégoûts de soi-même et du monde qui la suivent. Il faut en convenir : en dépit de l’affectation dont ils se font une nature, et, selon un mot de Sainte-Beuve, encore qu’avec trop de complaisance ils pétrarquisent sur leur désespoir, ce ne sont pas là jeux d’esprit chez nos poètes, ce ne sont pas toujours impressions passagères. Ils souffrent, cela est certain, et ce cri de souffrance est la note dominante, la note originale, disons la note unique de leur inspiration ; mais de quoi souffrent-ils ? Hélas ! s’ils le savaient eux-mêmes ! Spleen et idéal, dit l’un, Désir dans le spleen, dit l’autre, Défaillance et scrupule, répond celui-ci, Obsession, nostalgie, répond celui-là. Quoi qu’il en soit, impuissance ou dégoût, car entre les deux on ne saurait aisément décider, il faut bien voir là quelque chose qui jamais encore n’avait, comme depuis quelques années, tyrannisé le poète. C’est l’incurable maladie du siècle, et c’est parce que leurs vers en traduisent la mélancolie que nos poètes obtiennent auprès de quelques-uns une apparence de succès que justifie rarement la valeur propre des œuvres. Il y manque en effet, indépendamment de bien d’autres qualités, cette clarté supérieure, cette netteté du sentiment, cette précision de l’idée, cette égalité soutenue de l’expression et de la pensée qui fait les œuvres vraiment belles. Poètes, nos poètes le sont assurément, mais ce sont de petits poètes, poète minores. On entend par là ceux qui n’ont pas reçu d’en haut le don de se dégager d’eux-mêmes, dont les ailes aspirent, mais ne parviennent pas à se déployer et conquérir le plein ciel ; ils s’élancent, le souffle leur manque, ils retombent et finissent par se résigner à ne plus sortir de leur coque natale. Ils en font le tour, mais ils ont tort de s’imaginer que ce soit le tour du monde.