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vie quotidienne à noter l’impression fugitive d’un coin de paysage entrevu, d’un profil resté dans la mémoire, d’un soupir étouffé, d’un sourire à travers les larmes ; nous en recueillons l’aveu de la bouche de M. Coppée. Quant à croire maintenant qu’on livre au caprice du vent les fragmens achevés, qu’on se soucie des vers échappés au hasard de la plume « comme des feuilles du dernier automne, » ce sont là façons de grand seigneur de tout temps chères aux poètes, mais qui ne vont guère avec ce que leurs moindres esquisses révèlent de labeur patient et de recherche obstinée. On sait assez en effet que nulle époque n’a professé pour la forme un culte plus superstitieux, une adoration plus servi le que la nôtre. Il ne faut pas s’en étonner, c’est un moyen tel quel d’exprimer ce qui ne vaudrait pas autrement la peine d’être dit. Sous cette préoccupation de la césure et de l’enjambement, de la rime forte et de la consonne d’appui, sous cette prétention puérile de rivaliser en poésie de plénitude et de relief avec la sculpture, de perspective et de coloris avec la peinture, ce n’est pas le lieu de rechercher ce qui se dissimule de faiblesse et de pauvreté de pensée. Toutefois il ne saurait être mauvais de rappeler, comme autant de principes qu’on ne viole pas impunément, que le souci du détail est un infaillible moyen de rompre l’harmonie des ensembles, que dans toute composition fortement conçue le principal, par une sorte de nécessité secrète, entraîne et détermine l’accessoire, et que c’est enfin réduire l’art à des formules d’école et des paradoxes d’atelier que de donner à croire aux bonnes gens qu’il existerait une perfection de la forme indépendante de la valeur de la pensée qu’elle traduit. « Aujourd’hui le mérite technique préoccupe avant tout, et messieurs les critiques se mettent à murmurer si l’on fait rimer un s avec un ss ou un sz. Si j’étais encore assez jeune et assez hardi, je violerais à dessein toutes les lois de fantaisie,… je ne m’occuperais que du principal, du sens, et je tâcherais de dire ainsi des choses assez bonnes pour que tout le monde en fût enchanté et voulût les apprendre par cœur. » C’est quelqu’un, j’imagine, qui s’y connaissait, ou du moins qui, dans son temps, passa pour s’y connaître, puisque c’est Goethe qui parle ainsi ; — ce qui se résume à dire qu’il y a des recettes pour devenir parnassien, mais qu’il faut naître poète, et qu’un poète, sans la chercher, trouve toujours sa forme.

On ne saurait maintenant méconnaître qu’à défaut d’unité dans les œuvres, il y ait au moins communauté d’inspiration chez les poètes dont nous parlons. Ce n’est pas, — en dépit des dédicaces, — qu’ils jurent sur la parole d’un maître, et qu’ils suivent un chef à la trace en disciples respectueux, il faut même leur savoir gré de ne se confondre en génuflexions devant personne. Comment d’ailleurs le pourraient-ils, si la source de leur poésie n’est qu’en eux ? Aussi bien vivons-nous dans un temps où chacun revendique hardiment le droit de sentir, de penser d’une façon toute personnelle, ce qui est bon, et, ce qui l’est moins, où