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personne de ralentir désormais, et chaque pas en avant qu’elle faisait resserrait plus étroitement la muse dans cette solitude où Sainte-Beuve l’avait jadis rencontrée[1].

… Quand seule au bois votre douleur chemine,
Avez-vous vu là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ? Auprès un ravin est creusé,
Une fille en tout temps y lave un linge usé,
Peut-être en vous voyant elle a baissé la tête.
……..
C’est là ma muse, à moi !


Trop grand seigneur pour frayer avec cette humble muse, c’était cependant le même cri vers la solitude que poussait Alfred de Vigny, du créneau de cette tour d’ivoire où il s’était retiré, loin des bruits du monde et des applaudissemens de la foule : « la solitude est sainte, — c’est lui qui soulignait, — les poètes et les artistes ont seuls parmi tous les hommes le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu’ils jouissent de ce bonheur de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l’approprie, l’enserre et dit : Nous ! » Plus près encore de notre temps, quand le poète des Fleurs du Mal écrivait :

Je sais que la douleur est la noblesse unique,


n’était-ce pas quelque chose encore du même sentiment qu’il exprimait à sa manière ? À ces noms connus si nous ajoutons quelques noms de femmes, celui de Mme Desbordes-Valmore par exemple, nous aurons indiqué les origines de la poésie intime. Si l’on considère en effet que les femmes ne se trouvent guère mêlées à la vie publique autrement que par leurs douleurs et leurs larmes, on pourra mesurer aisément la part qu’elles ont prise à cette transformation de la poésie.

Deux noms aujourd’hui, ceux de MM. Sully-Prudhomme et François Coppée, représentent ce que nous appellerons cette crise plutôt que cet état de la poésie ; nous y joindrons, à distance, le nom d’un débutant, M. Paul Bourget, dont le premier volume n’est à la vérité qu’une promesse, mais de celles qui donnent désormais quelque droit à la critique de se montrer exigeante et sévère. Comment les mêmes influences du dedans et du dehors, agissant sur eux de la même manière, leur ont imposé la même façon, non pas seulement de sentir, mais presque de s’exprimer, sans altérer toutefois l’originalité de chacun, c’est ici ce qu’on voudrait essayer d’indiquer.


II

Le grand mérite de cette poésie, c’est l’accent d’émotion vraie qui la distingue de la poésie descriptive, — telle du moins que nous voyons

  1. Sainte-Beuve, Joseph Delorme, p. 85, 86.