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les Anglais lui reprochent, n’est pas difficile à expliquer. Une mer qui ne gèle pas est une porte ouverte par laquelle on peut à toute heure sortir librement de chez soi pour vaquer à ses affaires dans le monde entier, souvent aussi pour se mêler indiscrètement des affaires des autres. Si l’Angleterre a toujours soupçonné la Russie de vouloir faire de la Mer-Noire un lac russe, elle se flattait de l’avoir à jamais traversée dans son projet par la guerre de Crimée et par le traité de Paris de 1856. Ce fut une véritable poire d’angoisse qu’avala le foreign office quand le 29 octobre 1870 le prince Gortchakof, fort de l’assentiment secret de l’Allemagne, dénonça par une circulaire adressée aux puissances le traité qui neutralisait la Mer-Noire et condamnait la Russie à n’y entretenir que des forces maritimes très restreintes ; c’était anéantir d’un trait de plume les résultats de la guerre de Crimée. Cette année-là, l’Angleterre avait goûté le plaisir célébré par Lucrèce, qui consiste à contempler du haut d’un môle les détresses d’un vaisseau de haut bord battu par la tempête. Elle fut brusquement tirée de sa contemplation par la surprise que le prince Gortchakof avait ménagée au monde politique. Ses hommes d’état whigs n’avaient rien su prévoir, ils ne surent rien empêcher. L’Angleterre s’indigna, protesta, et finit par se résigner. Elle n’était pas au bout de ses résignations.

La Mer-Noire n’est pas le seul objectif des ambitions russes. Depuis quelques années, l’empire des tsars a fait de vastes conquêtes dans l’Asie centrale, il a singulièrement arrondi ses provinces du Turkestan, il a mis la main sur les villes importantes de Taschkend, de Chodschend, de Samarcande. Au sud-ouest, par l’expédition de Khiva de 1873, il a fait subir à la mer d’Aral le sort réservé peut-être par l’avenir à la Mer-Noire ; elle est devenue un lac russe. Des deux grands fleuves qui s’y jettent, l’un, le Sir-Daria ou ancien Iaxarte, dont le cours mesure près de 400 lieues, appartient à la Russie de son embouchure jusqu’à sa source ; le second, l’Oxus ou Amou-Daria, est destiné aussi, selon toute vraisemblance, à appartenir tout entier aux vainqueurs de Khiva. N’a-t-on pas dit que les ambitions des conquérans aiment, comme les truites, à remonter les cours d’eau ? Ainsi va diminuant d’année en année la distance qui sépare les frontières du Turkestan russe des frontières de l’Inde anglaise, et le vice-roi de l’Inde estime, à tort ou à raison, que, de tous les voisins qu’il pourrait avoir, la Russie serait le plus redoutable, le plus attentif aux occasions, peut-être le moins scrupuleux, en tout cas le plus incommode. Quand en 1871 l’Angleterre entendit parler des préparatifs que faisaient les Russes pour conduire une expédition à Khiva, elle s’émut si fort qu’on lui envoya de Saint-Pétersbourg un personnage agréable chargé de la rassurer. M. le comte Schouvalof déclara au foreign office que l’intention du gouvernement russe n’était point d’occuper Khiva, qu’on voulait seulement punir les