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d’arriver à l’établissement d’Harmonie, l’influence de cette communauté se fait sentir par le nom des villes : vous apercevez Freedom (Liberté), Jethro, Industry, la distillerie de la Règle d’Or, etc. Le pays cependant a cet air de désordre et de pauvreté particulier au sol qui produit du pétrole et du charbon bitumineux ; puis tout à coup l’aspect désolé change comme par enchantement : vous voyez de hautes barrières solides et bien entretenues, des champs admirablement cultivés, de riches herbages. Si vous demandez à qui appartient cette région privilégiée, le conducteur vous dira que, sur une étendue de plusieurs milles, la terre est aux rappistes d’Harmonie ; leur ville, Économie, se cache au sein de cette riante culture, dans un site délicieux, protégé contre les vents d’hiver par des collines, non loin du fleuve, dont elle embrasse la rive opposée, montagneuse et pittoresque. Les larges rues d’Économie semblent toutes couronnées de verdure, grâce à un arrangement de treilles ingénieux qui décore leurs maisons, chacune pourvue d’un jardin. Les trottoirs de briques sont d’une exquise propreté, tous les bâtimens bien construits, simplement, mais avec goût ; l’eau courante circule dans les rues : silence et propreté, tels sont les traits distinctifs d’Économie. Jadis cette ville renfermait des manufactures de coton, de soie et de laine, une brasserie et d’autres industries, mais les plus importantes se sont arrêtées. Vous ne rencontrez plus ça et là qu’un vieillard généralement robuste, ou bien quelque matrone de bonne mine, l’une coiffée d’un grand chapeau à larges bords, l’autre d’une sorte de bonnet normand ; ils vous saluent en allemand plus souvent qu’en anglais. L’hôtel est vaste, cent personnes tiendraient à l’aise dans la salle à manger ; mais depuis la création des chemins de fer on ne s’y arrête plus guère, et c’est une source de richesse de moins pour la communauté. Quand M. Nordhoff entra une première fois dans cet hôtel, à sa question : « pouvez-vous me loger ? » le propriétaire répondit : « Cela dépend de la durée de votre séjour ; nous ne prenons pas de pensionnaires. » Ayant reçu l’assurance qu’il ne s’agissait que de rester deux ou trois jours, l’aubergiste introduisit son hôte dans une chambre, lui recommandant d’être rentré à onze heures et demie pour dîner, et à quatre heures et demie pour souper, parce qu’il avait d’autres personnes à nourrir après lui. — M. Nordhoff comprit un peu plus tard le but de cette recommandation et celui de l’existence même de l’hôtel d’Économie. Après son repas substantiel et abondant selon la mode allemande, la salle commune fut ouverte à la plus singulière collection de convives ; c’étaient des passans de toute sorte, ouvriers sans ouvrage, mendians estropiés, vagabonds, quelques-uns de fort mauvaise mine, mais à qui les harmonistes n’auraient jamais l’idée de refuser le souper et le gîte. On nourrit tous les jours