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bien choisi le sujet ; il parla de l’Amérique. Au milieu du silence, l’exposition imagée de faits tout nouveaux pour l’assemblée, la voix vibrante, l’accent étranger, la physionomie noble et inspirée de l’orateur, étonnèrent et produisirent le plus grand effet ; pendant une heure, les yeux restèrent fixes, les bouches béantes, les oreilles tendues. Furieux applaudissemens, manifestations d’enthousiasme, vociférations sympathiques, éclatèrent aux derniers mots de l’auteur des Études sur les glaciers. Le lendemain, dans Boston, on ne parlait que du naturaliste étranger, on ne s’entretenait que de cette merveilleuse conférence. Tout le monde voulait l’entendre, bien que le plaisir fût à un prix passablement élevé[1] ; chaque soir, une semaine entière, Agassiz dut recommencer la leçon du premier jour. Les leçons ou les lectures, comme on dit en Angleterre et en Amérique, furent continuées avec un égal succès.

Toujours pratiques et avisés quand il s’agit des intérêts et de l’honneur du pays, les bons citoyens de l’Union témoignèrent du regret de voir partir le naturaliste capable d’apprendre aux Américains à connaître l’Amérique ; mais M. Abbot Lawrence avait son idée. Il offrit de fonder à l’école scientifique du collège Harvard à Cambridge une place de professeur de zoologie et de géologie dans des conditions fort différentes de la situation misérable faite en France à des savans de haut mérite. Séduit, touché de marques significatives de sympathie, Agassiz abandonne la pensée d’un retour en Europe. Il mettra son activité, sa science, ses talens au service de cette nation qui veut le garder ; en revanche, suivant l’expression d’un biographe, « il jouira d’un pouvoir social et d’une liberté que n’obtiennent guère les savans du vieux monde[2]. » Le professeur devra beaucoup sacrifier à l’enseignement ; obligé de sortir de sa spécialité, de traiter à la fois de questions de zoologie, de botanique, de géologie, il regrettera peut-être le temps dérobé à la recherche, mais il n’est ni sans charme, ni sans gloire d’être écouté. Chez le peuple qui conserve toute la vivacité de la jeunesse, Agassiz fut beaucoup écouté. Dans sa nouvelle situation, il se vit promptement en état d’éteindre les dettes laissées en Europe ; c’était un allégement au cœur dont il dut rendre grâce à la nation américaine. Maintenant il ne songera plus qu’à répandre le goût de la science, à former un musée magnifique, à montrer à de nombreux élèves les beautés de la nature, les ressources et les richesses du pays.

On imagine si l’ancien professeur de Neuchatel, toujours avide d’observations et d’expériences, toujours dominé par le goût des

  1. Il en coûtait 4 dollars.
  2. M. Théodore Lyman.