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grands moyeux de la charrette, les grandes cornes des bœufs, et disparut au galop dans le chemin tournant. Pierre sut gré à Marianne de cette sortie bien exécutée. Le moindre accident eût mis d’emblée Philippe au cœur de la situation.

— Eh bien ! dit-il à l’artiste en dissimulant un rire ironique, vous l’avez vue à votre aise ?

— Charmante ! répondit Philippe, la distinction même, de l’esprit, de l’aplomb, de la coquetterie aussi ! Une vraie femme enfin ! Quel âge a-t-elle donc ? Mon père dit qu’elle est plus âgée que moi ; c’était une plaisanterie, elle a l’air d’une pensionnaire.

— Elle a vingt-cinq ans.

— Pas possible !

— Je vous le jure. Elle ne voudrait pas que l’on cachât son âge.

— Eh bien ! ça m’est égal, on n’a que l’âge qu’on paraît avoir. Moi, barbu déjà comme un Turc, on me donne justement l’âge qu’on ne lui donnerait pas ; on pourra nous peindre dans le même cadre et ça donnera quelque chose de très assorti, la force et la grâce, sujet classique.

— Alors vous voilà décidé ?

— Oui, puisque me voilà épris.

— Vous ne doutez pas du succès ?

— Pas du tout.

— Vous êtes heureux de compter ainsi sur vous-même.

— Mon cher André, je compte sur deux choses qui sont en moi, la jeunesse et l’amour. Ce sont deux grandes puissances : l’amour, qui se sent et se communique, la jeunesse, qui donne la confiance de se risquer et de s’exprimer. Il n’y a pas de vanité à dire qu’on est jeune et amoureux.

— Vous avez raison, répondit Pierre, devenu triste et abattu. Il n’y a de vanité ridicule que chez ceux qui ont perdu la fraîcheur de l’inexpérience et l’ingénuité du premier mouvement. Ils étaient arrivés à un endroit où le chemin, devenu plus large, leur avait permis de dépasser la charrette, et ils approchaient du chalet de Pierre André. Au loin, sur le même chemin, qui gagnait la hauteur, ils aperçurent Marianne, qui avait remis sa monture au pas.

— Elle ne galope plus, dit Philippe. Qui sait si elle ne pense pas à moi ?

Elle y pense à coup sûr, se dit Pierre en lui-même avec une sorte de déchirement.


George Sand.

(La dernière partie au prochain n°.)