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avec sa mère au salon ; faiblement éclairée par une petite lampe à abat-jour vert, elle était aussi attentive à sa partie, aussi volontairement effacée, aussi impassible que les autres jours.

— Qui sait, se disait Pierre, si ce n’est pas une intelligence refoulée par un état nerveux particulier ? Beaucoup de jeunes gens bien doués avortent, faute de la faculté physique nécessaire au travail intellectuel. Chez les femmes, on ne fait pas attention à ces inconséquences de l’organisation, elles prennent un autre cours et arrivent à d’autres résultats. Ce n’est qu’exceptionnellement qu’on leur demande de se faire elles-mêmes un état qui exige de grands efforts d’esprit ou une ténacité soutenue à l’étude. D’où vient que Marianne se tourmente de devenir une exception ? Connaîtrait-elle comme moi le chagrin secret de n’avoir pas su utiliser sa propre valeur ? Ceci n’est point un mal féminin. La femme a un autre but dans la vie. Être épouse et mère, c’est bien assez pour sa gloire et son bonheur.

À neuf heures, Marianne embrassa Mme  André, tendit la main à son parrain et sauta adroitement sur le flanc de Suzon, qui était dressée à étendre ses quatre jambes pour se faire plus petite. L’amazone et sa monture étaient si légères toutes deux qu’on entendit à peine sur le sable le galop, bientôt perdu dans le silence de la nuit. La soirée était tiède et parfumée. Pierre resta longtemps immobile à la barrière de son jardin, suivant Marianne dans sa pensée, traversant avec elle en imagination le petit bois de hêtres, la lande embaumée et le clair ruisseau semé de roches sombres. Il croyait voir les objets extérieurs avec les yeux de Marianne, et se plaisait à lui attribuer de secrètes émotions, qu’elle n’avait peut-être pas.

Le lendemain était un samedi, jour de marché à La Faille. Aller au marché, n’eût-on rien à acheter ni à vendre, est une habitude de tous les campagnards, paysans et propriétaires. C’est un lieu de réunion où l’on rencontre ceux des environs auxquels on peut avoir affaire. C’est là aussi que se débitent les nouvelles et que s’établit le cours des denrées. Pierre y allait pour lire les journaux ; une fois par semaine se mettre au courant des affaires générales, c’était assez pour un homme qui voulait se détacher de la vie active.

Il passait devant l’hôtel du Chêne-Vert au moment où arrivait la patache qui dessert les diligences d’alentour, lorsqu’il vit descendre de celle de *** un beau garçon qui s’écria en venant à lui : — Me voilà ! c’est moi ! — et qui lui sauta au cou avec une familiarité cordiale. Ce beau garçon, bâti en Hercule, frais comme une rose et habillé à la dernière mode dans son élégante simplicité de voyageur, c’était Philippe Gaucher, qui devançait son arrivée, annoncée pour le lendemain.