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Pourquoi cette lettre si bourgeoise et si simple causa-t-elle à Pierre André une vive irritation ? D’abord il trouva que M. Jean Gaucher agissait fort cavalièrement avec lui. Gaucher était riche, et pourtant, dans ses jours de pire détresse, Pierre ne s’était jamais senti assez lié avec lui pour lui demander la moindre assistance. Peut-être ce vieux ami de ses jeunes ans eût-il pu deviner sans trop d’efforts que Pierre manquait de tout et lui offrir au moins un emploi convenable dans sa maison. En homme pratique, Gaucher s’était bien gardé d’y songer, sous prétexte que Pierre était un homme trop instruit et trop distingué pour ne pas trouver mieux.

Pierre ne lui devait donc aucune reconnaissance et le trouvait indiscret de lui envoyer un hôte qui probablement lui saurait peu de gré de son hospitalité, et ne le dédommagerait pas intellectuellement de la perte de ses journées. Il connaissait fort peu le jeune homme, et, bien qu’il le tutoyât pour l’avoir vu tout petit, il n’éprouvait pour lui aucune sympathie. Il lui avait toujours trouvé trop d’aplomb pour son âge. En outre il ne l’avait pas vu depuis trois ou quatre ans et ne se trouvait pas assez renseigné sur son compte pour l’endosser auprès d’une fille à marier quelconque, à plus forte raison auprès de Marianne, qu’il respectait comme une personne irréprochable et à laquelle l’attachaient la sympathie, la reconnaissance et l’espèce d’adoption que crée le titre de parrain.

Son premier mouvement fut de répondre :

Mon cher Gaucher, vous m’investissez d’une fonction à laquelle je me sens tout à fait impropre. N’ayant jamais su me servir moi-même, comment saurais-je servir les autres dans une entreprise aussi délicate que le mariage ? Votre projet me paraît d’ailleurs chimérique. Mlle Chevreuse ! vous avez oublié qu’elle a vingt-cinq ans, trouvera probablement Philippe trop jeune, et je ne sais même pas si elle n’a pas renoncé à l’idée d’aliéner sa liberté. Lui demander ce qu’elle pense à cet égard me paraîtrait, quant à moi, une indiscrétion que je ne suis pas encore d’âge à commettre…

— Vieux fou ! s’écria intérieurement Pierre André en interrompant sa lettre ; qu’est-ce que tu écris là ? Le Gaucher se moquerait de toi. Il a soixante ans, lui, et il croit que tout le monde est de son âge… Et puis tu mens ! Pourquoi ne parlerais-tu pas d’amour et de mariage à ta filleule ? Elle ne se fâcherait nullement de te voir travailler à son bonheur, et elle te répondrait, sans rougir et sans trembler, qu’elle veut bien voir le prétendant en question. Il y a plus, si elle apprenait plus tard que tu as travaillé à l’en débarrasser,… que penserait-elle de toi ? — Non, il ne faut pas envoyer cette lettre. Je vais écrire que, forcé de m’absenter, je prie les Gaucher de choisir un autre mandataire…