Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/493

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conque. Il était résolu à se soumettre à sa destinée, à ne plus lutter contre l’impossible, à avoir l’esprit aussi modeste que le caractère, à se faire égoïste s’il pouvait en venir à bout, ou tout au moins positif, ami de ses aises, jaloux de sa sécurité, puisqu’il n’avait plus que ce bien à espérer, la certitude de ne pas mourir de faim et de froid au fond d’une mansarde ou d’anémie sur un lit d’hôpital.

Pourtant, depuis quelques jours, Pierre André était en proie à une sorte de fièvre. La création de sa maisonnette et de son jardin, qui l’avait absorbé et intéressé suffisamment jusque-là, était à peu près achevée. En outre il avait reçu une lettre qui l’avait, on ne sait pourquoi, profondément troublé.



IV.


Cette lettre était de M. Jean Gaucher, ex-commerçant à La Faille-sur-Gouvre, établi depuis dix ans à Paris, et y faisant bien ses affaires. « Mon cher André, j’ai un grand service à te demander, qui ne te coûtera probablement que quelques paroles à échanger. Tu sais que mon fils Philippe, bien plus léger, bien moins studieux que son frère cadet, s’est fourré dans les arts et prétend faire de la peinture. Il a du goût, de l’esprit, un bon cœur, peu de jugement, encore moins de prévoyance. Enfin tu le connais, et, tel qu’il est, tu as de l’amitié pour lui. Il faut le marier. Il m’a dépensé déjà pas mal d’argent, et il n’en gagne pas encore. En gagnera-t-il plus tard ? Je n’y compte guère ; mais je peux lui donner cent mille francs pour s’établir, et, comme il est aimable et joli garçon, que notre famille est honorable et mon nom sans tache, il peut aspirer à trouver une demoiselle de deux cent mille francs. Dans cette position-là, il pourra vivre sans travailler, puisque c’est son rêve, et s’amuser à peindre, puisque c’est son goût ; mais il serait bon que la demoiselle eût des habitudes modestes, et à Paris ce serait un oiseau rare. Dans notre bon et honnête pays, on peut encore rencontrer ça, et j’ai jeté les yeux sur la petite Chevreuse, qui est dans une bonne position de fortune et qui a été élevée à la campagne. J’ai connu ses parens, qui étaient d’honnêtes gens, et je l’ai vue elle-même l’an dernier à La Faille. Elle n’est pas bien belle, mais elle n’est pas laide. Dans ta dernière lettre, tu m’as fait l’éloge de sa conduite aimable avec ta mère, et, puisqu’elle n’est pas encore mariée, je pense que mon fils lui conviendra. Donc, mon cher ami, je t’envoie mon Philippe pour huit jours. Il sera chez toi le 7 de ce mois. Il ne répugne point au mariage, mais il ne voudrait pas d’une femme laide et mal élevée. Il verra chez toi Marianne Chevreuse, et si elle ne lui déplaît pas, tu pourras engager l’affaire pendant son séjour ou aussitôt après son départ. Je compte sur ta vieille affection, à charge de revanche. »