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la science que les salaires tendent à se niveler de même que les profits, parce que la libre concurrence amène aussitôt une offre plus grande là où se rencontre une rémunération plus élevée. Or M. Cliffe Leslie a démontré par des chiffres recueillis en Angleterre et sur le continent que cette égalité des salaires n’existe pas, et qu’au contraire la différence dans une même industrie d’une localité à une autre est plus grande aujourd’hui qu’autrefois[1]. C’est encore un axiome économique souvent invoqué dans les récens débats au sujet du double étalon que l’abondance de l’argent est nuisible, attendu qu’on fait les affaires aussi bien avec une petite qu’avec une grande quantité de monnaie. Et cependant les cotes journalières des bourses européennes prouvent que la rareté du numéraire produit des crises, tandis que l’abondance amène une réduction de l’escompte, et par suite l’essor de la production et des transactions. Le libre échange prétend que la balance du commerce n’a nulle importance, parce que les produits s’échangent contre des produits, et que nous n’avons qu’à nous féliciter si l’étranger nous fournit les denrées à meilleur marché que nos nationaux. Cela ne serait vrai que si tous les peuples n’en faisaient qu’un et si tous les hommes étaient propriétaires. Supposons un peuple qui soit forcé de vendre au dehors ses titres de rente et ses actions industrielles. Les produits s’échangent contre des produits, seulement c’est l’étranger, désormais propriétaire de ces valeurs, qui jouit du revenu que les autres travaillent à faire naître. Si l’Angleterre pouvait livrer à la France tous les produits manufacturés à meilleur compte, les propriétaires consommateurs en profiteraient ; mais les ouvriers français, privés de travail, disparaîtraient ou devraient aller exercer leur industrie en Angleterre. C’est ainsi qu’en France, après la suppression des douanes provinciales, les industries quittèrent les localités les moins favorisées pour se fixer là où elles rencontraient les conditions les plus avantageuses. Sans doute, au point de vue cosmopolite du genre humain et en considérant toutes les nations comme n’en formant qu’une seule, il importe peu où la population et la richesse s’accumulent, pourvu que le progrès s’accomplisse ; mais peut-on exiger d’un peuple cet oubli complet de son propre intérêt et de son avenir particulier ? Et d’ailleurs, en considérant la civilisation dans son ensemble plutôt que la richesse seule, n’est-il pas désirable que chaque nationalité conserve toute son indépendance et toute sa force, afin que chacune apporte sa note originale

  1. En Belgique, on peut noter des faits très curieux. Au moment où j’écris ces lignes, près d’Ypres, je paie, pour couper les foins, 1 fr. 50 cent., aux environs de Liège on donne 4 fr. Là un journalier obtient 3 fr. et 3 fr. 50 cent., en Campine seulement 1 fr. 25 cent., et l’ouvrier agricole campinois fait plus de besogne.