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est en outre démentie par les faits. Déchaînez la bête humaine et vous avez la guerre de tous contre tous, le bellum omnium contra omnes de Hobbes, jadis dans les cavernes préhistoriques, théâtres de l’anthropophagie, plus tard dans les forêts des temps barbares, aujourd’hui dans les sphères de l’industrie. Dans la nature même ne règne pas un ordre de justice que nous puissions prendre pour modèle ; c’est tout au plus si l’on y rencontre une espèce d’équilibre brutal que nous appelons ordre naturel. Dans la nature comme dans l’histoire, souvent l’iniquité triomphe et le juste succombe. Quand un oiseau pêcheur à force de patience et d’adresse est parvenu à saisir une proie qu’il apporte à ses petits affamés, et qu’un aigle, brigand des airs, s’élance et lui ravit le fruit de ses efforts, le sentiment d’équité s’éveille en nous comme lorsqu’un maître oisif force son esclave à le nourrir des produits de son travail. Si Caïn, l’homme de la chasse et de la guerre, tue Abel, le pasteur pacifique, nous sommes avec la victime contre l’assassin, et ainsi sans cesse nous nous révoltons contre les faits qui s’accomplissent dans la nature et dans la société. Les Chinois et les bonnes femmes qui voient dans tout ce qui arrive un effet de la volonté divine sont optimistes à la façon des économistes qui croient à l’empire des lois naturelles. Optimisme physiocratique aussi le jugement de Dieu et les ordalies qu’on retrouve chez tous les peuples, car cette coutume vient de l’idée que Dieu fait toujours triompher l’innocent. Job au contraire proteste contre cette « immorale doctrine, et Israël vaincu, dispersé parmi les nations, ne désespère pas de la justice et attend le jour de la réparation. Sans doute les faits existans et l’organisation actuelle sont le résultat nécessaire de certaines causes, mais ces causes ne sont pas des lois naturelles, ce sont des faits humains : les idées, les mœurs, les croyances qu’on peut modifier, et en les modifiant il en résultera d’autres lois et d’autres coutumes.

La théorie des lois naturelles a eu encore deux autres conséquences fâcheuses : elle a éloigné toute notion d’un idéal à poursuivre, et elle a singulièrement rétréci les conclusions de l’économie politique. Dans les écrits des économistes orthodoxes, on ne parle jamais du but final qu’il faudrait tâcher d’atteindre, ni des réformes que pourrait commander la justice. La répartition s’opère-t-elle de la façon la plus favorable au progrès de l’humanité et au bonheur de tous ? La consommation est-elle conforme aux lois morales ? Ne serait-il pas désirable qu’il y eût moins de gêne chez les classes inférieures, moins de luxe chez les classes supérieures ? N’avons-nous pas des devoirs économiques à remplir ? Depuis l’époque primitive, l’organisation sociale s’est profondément modifiée : ne changera-t-elle pas encore et dans quel sens ? Voilà autant de questions que