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mière et des astres, puis, au lieu de s’unir à eux, préférera élire pour domicile « la sainte poitrine de Brutus et l’âme indomptable de Caton. » En attendant ce complément suprême de sa destinée, Pompée est toujours d’après son surnom le grand, Magnus. Seulement Magnus fuit toujours. César passe le Rubicon, Magnus s’enfuit précipitamment de Rome à Capoue ; il n’était pas prêt pour ce péril, que plus d’un lui avait prédit. De Capoue, il fuit à Brindes. De Brindes, où César le poursuit, il fuit à Dyrrachium. De là, il est vrai, c’est lui qui suit son adversaire en Thessalie ; mais à Pharsale, avant la fin de la bataille, il fuit encore, et cette fuite entraîne sa perte définitive. Lucain a beau déguiser de son mieux cette situation fâcheuse d’un héros qui fuit toujours, lui faire un perpétuel cortége de ses trophées d’autrefois, lui prêter des sentimens d’humanité, il y a un contraste malheureux et parfois voisin du ridicule entre ces souvenirs et le présent, entre cette grandeur surfaite et la faiblesse des actes ; l’enflure des termes, qui répond à l’exagération de la pensée, au lieu d’atténuer ce contraste, ne le fait que plus vivement ressortir. Il reste cependant un moyen de relever Pompée, c’est de faire sentir au-dessus de lui l’ascendant irrésistible d’une puissance merveilleuse. Lucain y a recours en effet : il met en avant la fatalité ou plutôt la fortune, divinité plus vague et plus commode à la déclamation. C’est Pompée lui-même qui, cédant aux instances de ceux qui le pressent de combattre, dit qu’il ne fera plus obstacle à l’accomplissement du destin : « Fortune, tu m’avais confié Rome à conduire, reçois-la plus grande et protége-la dans les hasards de Mars ; » mais la fatalité ne nous touche que lorsque sa victime se débat sous son étreinte. La molle résignation de Pompée n’intéresse pas. En vérité, qu’est-ce qu’un général qui, avant de jouer dans une bataille la destinée de la patrie, abdique entre les mains de la Fortune et se décharge sur elle de sa responsabilité ?

L’art républicain du poète est donc bien impuissant quand il veut, au mépris de la logique et des faits, glorifier dans Pompée les vertus patriotiques et faire de lui l’héroïque champion de la liberté expirante. Peut-être l’a-t-il senti lui-même, car, dans la peinture de son personnage, il se rejette volontiers sur le côté pathétique. Il le vieillit pour le rendre plus touchant : « que ma vieillesse ne fasse pas l’apprentissage de la servitude ! » lui fait-il dire en suppliant ses soldats avant de combattre. Pompée est un vieillard, et son fougueux adversaire est dans la force de l’âge. En réalité, la différence entre le beau-père et le gendre n’était pas si grande : Pompée avait cinquante-sept ans et César cinquante et un, et, il ne faut pas l’oublier, c’est César qui était le beau-père. Lucain ne l’oublie pas, lui, car il répète ce nom à satiété, et quelquefois de la façon la plus inattendue, pour insister sur le crime de César, que