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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

fait les traditions du passé, les influences contemporaines, les inégalités de sa propre nature. Il y a en lui un républicain d’école et de convention, il y a aussi un républicain sincère. Les deux s’unissent et se confondent dans une proportion variable suivant l’inspiration du moment et surtout suivant les circonstances, c’est-à-dire suivant les rapports du poète avec Néron.

D’abord il ne peut exister aucun doute sur la pensée première du poème. L’ambition poétique de Lucain a été séduite par l’espoir d’exprimer avec une puissance jusque-là inconnue la grande idée qui depuis un siècle hantait les imaginations romaines, la perte de la liberté. Cette perte s’était consommée à Pharsale, car, à partir de cette victoire, César était resté seul ; la guerre avait continué terrible et périlleuse, mais le coup décisif était frappé. De là le titre du poème choisi par le poète lui-même : le poème de Pharsale, Pharsalia.

Pour lui, comme pour l’histoire, c’est à Pharsale qu’aboutit le mouvement antérieur des guerres civiles, et il pense que là s’est décidé pour l’avenir le sort de Rome et du monde, qui désormais dépendront d’un maître. Quelles qu’aient dû être dans sa pensée les limites de son œuvre, Pharsale était et devait rester le centre de sa composition. Sans doute, puisque dans la partie exécutée il a dépassé la mort de Pompée, on peut supposer qu’après la guerre d’Égypte, dont il a laissé le récit inachevé, seraient venues les guerres d’Asie, d’Afrique et d’Espagne, et comme il a l’habitude de suivre l’histoire pas à pas en s’arrêtant là où il trouve matière à développement, cette hypothèse donnerait au poème un accroissement dont on ne saurait déterminer la mesure ; mais aucun de ces événemens, quels qu’en aient été la difficulté et les périls, ni Thapsus, ni Munda, n’avait la même importance[1] et ne prêtait autant à l’expression de la pensée principale du sujet. Poussons jusqu’au bout, et admettons que Lucain se fût fixé pour terme la mort de César : la nature de ses idées, qu’il nous a fait très clairement connaître, l’amenait nécessairement à présenter cette mort comme une expiation. Le vainqueur de Pharsale immolé au pied de la statue du vaincu, quelle occasion naturelle de marquer encore l’importance décisive du funeste combat de Thessalie ! Laissons les conjectures : qui sait jusqu’à quel point l’esprit de Lucain pouvait dépasser l’effort du moment et ce qu’il aurait fait, s’il avait vécu ? À prendre son poème tel que nous l’avons, nous y voyons nettement que, s’il est un point sur lequel il ait voulu rassembler ses forces et concentrer sa pensée, qui ailleurs s’abandonne et se dissipe si facilement, c’est

  1. Non istas habuit pugnæ Pharsalia partes
    Quas aliæ clades.