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UN POÈTE RÉPUBLICAIN SOUS NÉRON.

corruption des mœurs et les guerres civiles. Auguste échoua dans le rôle de réformateur, et, quoiqu’il eût réussi à pacifier Rome et l’empire, la pensée des guerres civiles lui survécut. Elle inquiéta la vigilance de Tibère, car elle impliquait le regret de la liberté ; elle tenta Claude, dans les ardeurs innocentes de sa jeunesse pour les compositions historiques ; elle résista aux persécutions dirigées contre Crémutius Cordus. Ses Annales, malgré la sentence du sénat de Tibère, se lisaient de nouveau sous Caligula, et l’esprit républicain dont elles étaient animées était resté si vivant, au moins chez quelques-uns, que Chéréa, en tuant Caligula, se figurait qu’il allait rétablir la république.

Ainsi les lettres vont avec l’histoire. Celles-ci, par une pente naturelle dans de pareils sujets, inclinèrent souvent vers la déclamation. Certains thèmes avaient été adoptés par les écoles, par exemple les proscriptions et en particulier la mort de Cicéron, où un poète, Cornélius Sévérus, avait le mieux réussi de tous. C’était le jugement de Sénèque le père, et il le justifie par le morceau qu’il cite. Le même sujet avait encore été traité par un autre poète, Sextilius Ena, qui était de Cordoue, comme les Sénèques et Lucain, et avait, comme eux, l’enflure de son pays. Le fait n’est pas indifférent à relever quand on recherche les antécédens de la Pharsale. Si Pétrone critique ce poème et le refait à sa manière, c’est qu’il subit aussi le charme d’un pareil sujet. Il s’est formé sur les guerres civiles une tradition littéraire, et elle est si bien entrée dans les mœurs, qu’on serait tenté de se demander si elles n’ont pas dû exercer les facultés poétiques de Néron lui-même. S’il n’en fut rien, c’est sans doute que son imagination vivait de préférence dans la fiction grecque, le vrai monde de l’art, pensait-il, plus ouvert à son goût de magnificence théâtrale, et où ses talens de chanteur lyrique trouvaient mieux leur emploi.

Tout ce mouvement, cette émotion profonde et persistante laissée par la chute de la république, cette tradition républicaine fidèlement conservée par un côté des mœurs, par les lettres, par les écoles, tout cela aboutit à la Pharsale ; elle en est le monument poétique. Qu’est-ce donc que ce républicanisme capable d’inspirer à Lucain l’œuvre la plus considérable qui soit sortie de la plus grande révolution du monde antique, quelle en est la sincérité, et quelle est aussi l’influence qu’il exerce sur le développement du sujet au point de vue de l’histoire et de l’art ? Si l’on répondait à ces deux questions, on aurait jugé en grande partie la Pharsale, cette épopée qui a eu le mérite de survivre à son époque et de passionner souvent la postérité.