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La raison de cette contradiction singulière n’est point à chercher dans la politique de Néron. Entre Néron et la république, il y avait incompatibilité absolue. Qu’il ait souvent existé des rapports et même une alliance entre le despotisme d’un seul et la démocratie, cela est incontestable. Néron lui-même courtisait la foule, il pourvoyait largement à ses plaisirs : elle l’aimait et le regretta ; mais entre la licence de la foule et la liberté de la nation fondée sur le droit et la moralité il n’y a pas de confusion possible, et il serait oiseux de démontrer qu’un prince dont le règne ne fut qu’un outrage éclatant et perpétuel à la moralité et au droit ne peut pas être transformé en empereur républicain. Il n’y visa jamais, et aucune des fantaisies de cet esprit déréglé n’autorise à lui prêter cette prétention. Par quelle étrange anomalie un des plus aimés et des plus attentifs parmi les courtisans du maître choisit-il précisément ce thème pour l’œuvre capitale de sa muse ambitieuse ? C’est à l’histoire, c’est à l’examen des courans suivis depuis un siècle par la littérature et par les mœurs romaines qu’il en faudrait demander l’explication.

L’impression laissée par la chute de la république avait été profonde et durable, car le fait lui-même était immense. C’était l’achèvement de cette grande évolution de quatre siècles et demi qui, d’un des plus petits peuples du Latium, avait fait le maître de l’univers ! Après cette prodigieuse carrière, la république n’avait pu finir tout d’un coup ; les longues convulsions de son agonie, depuis les querelles de Marius et de Sylla jusqu’à la bataille d’Actium, avaient ébranlé tout le monde romain et profondément troublé les imaginations. Aussi, malgré les bienfaits réels du règne réparateur d’Auguste et les rapides progrès de la servilité, des paroles de regret pour le bien perdu ne cessèrent pas sous ce prince de se faire entendre. Même dans les rangs des panégyristes convaincus et officiels, les chefs du chœur, Virgile et Horace, le premier sans caractère politique, le second sincèrement rallié, donnent les louanges les plus magnifiques qu’il ait jamais reçues à Caton, l’homme en qui s’est incarnée l’idée de la résistance à la tyrannie. Le sentiment général est si fort qu’Auguste lui-même ne s’y peut soustraire. De là chez lui une tolérance dont on cite des traits nombreux. Il laissait appeler dans des lectures publiques Brutus et Cassius les derniers des Romains. De là aussi une préoccupation dont Suétone nous a conservé un curieux exemple. Il nous montre dans l’intérieur du palais impérial Auguste lisant devant un auditoire d’amis sa Réponse à Brutus au sujet de Caton et soulagé de temps en temps dans cette lecture par Tibère. Le souvenir de Caton, celui de Cicéron, étaient comme une obsession de la conscience publique : il fallait que chacun se mît à les louer ou à les attaquer.

À la chute de la république étaient liées, comme ses causes, la