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nourriture qui leur manquent, la marque est interdite : il serait alors trop facile aux propriétaires favorisés d’un cours d’eau de s’approprier tous les animaux égarés ; aussi l’opération a-t-elle lieu presque partout à la même époque, au printemps, alors que les campagnes sont verdoyantes et tous les animaux réunis dans leurs pâturages respectifs, avant que les fortes chaleurs d’été ne la rendent dangereuse en amenant la gangrène sur la blessure profonde que fait nécessairement le fer rouge.

Au commencement de l’été, quand les premières chaleurs ont mûri les fourrages et leur ont donné les qualités nutritives exigées pour un engraissement complet, on s’occupe de réunir les troupes qui seront envoyées aux saladeros, sans préjudice de celles que l’on destine toute l’année aux marchés de la ville de Buenos-Ayres. Pour l’abatage, on choisit les bœufs de trois à quatre ans. La conduite de troupes de quatre à cinq cents animaux pendant de longues journées de voyage est un travail difficile qui demande beaucoup d’habileté : il faut tout le jour les diriger, les pousser lentement en leur permettant de pâturer le long du chemin et les empêchant de se dérober ; la nuit, il faut les réunir, les surveiller, les protéger contre la panique qui souvent les prend et produit alors une mêlée générale où un grand nombre est exposé à périr. Les troupes, à leur arrivée au saladero, sont enfermées dans un corral où presque immédiatement commence l’abatage. Les animaux tués sont débités, et toutes les parties expédiées, la viande séchée pour le Brésil et La Havane, le cuir salé et le suif pour Anvers, Liverpool et Le Havre, les os pou » : l’Angleterre ainsi que les cornes et les sabots, le sang lui-même est aujourd’hui réduit en poudre et exporté comme guano. De tous ces produits, l’industrie locale n’en conserve aucun, il est plus économique de recevoir la bougie d’Anvers, les cuirs préparés de Millau, la viande fumée de Hambourg, que de s’appliquer à travailler tous ces produits pour la consommation ; grâce à l’étrange système économique des douanes du pays, l’objet manufacturé en Europe, quel qu’il soit, fait toujours une concurrence victorieuse au produit nécessairement inférieur de l’industrie locale.

La richesse produite par la pampa est aujourd’hui colossale, mais l’avenir surtout en est illimité ; bien que chaque jour, par suite de la division des terres et de l’invasion de l’étranger, l’élève du gros bétail doive se retirer devant celle du mouton et devant la culture, cette industrie ne saurait de longtemps être atteinte ni diminuer d’importance. En effet, le terrain occupé jusqu’à ce jour ne représente pas la dixième partie de celui à conquérir sur l’Indien et sur le désert ; ce travail de conquête se fera peu à peu, et l’on peut entrevoir que la pampa de l’Amérique du Sud pourvoira tous les marchés du monde le jour où la science aura trouvé la solution de