Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/415

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plus variables, où la sécheresse de l’été amène toute sorte d’insectes destructeurs, où les gelées d’hiver ne respectent rien, où les révolutions détruisent en un jour le travail de plusieurs années : il faut pour cela des capitaux considérables, un caractère résistant et opiniâtre ; mais, pour se créer un peu de bien-être, il suffirait de ne pas attendre tout du ciel seul et d’occuper à un travail quelconque les longs loisirs de la vie pastorale.

Le chef de l’exploitation, en l’absence du propriétaire, est un majordome ; il vit à peu près à la manière de tous les hommes employés au travail de l’établissement, dont le système d’alimentation serait à peine supportable pour un Européen : il se compose uniquement d’une infusion d’un thé spécial connu sous le nom de yerba du Paraguay, qui s’aspire par un tube de métal plongé dans une petite courge sauvage servant de récipient et appelée mate. Prendre le mate constitue le fond de la vie du gaucho et en général de toute personne résidant à la campagne ; il remplace le thé du Russe, le café de l’Arabe. Souvent les hommes employés dans l’estancia passent tout le jour sans prendre autre chose que cet aliment débilitant ; le soir seulement, au coucher du soleil, on fait le rôti à la mode nationale, et l’on destine à cet usage une ou deux vaches par jour suivant les besoins de l’estancia. La viande en est distribuée avec libéralité ; le cuir étendu sur le sol, étiré par des chevilles enfoncées en terre, est ainsi desséché, la graisse est recueillie dans des vessies, et ces produits vendus en leur temps ; les os seront employés à faire le feu de la cuisine, et le surplus inutilisé blanchit au soleil jusqu’à ce qu’il trouve un emploi où un acquéreur. Les têtes, dépouillées des cornes, servent de siège ; dans les ranchos où l’on a quelque prétention au confortable, l’os frontal est garni d’une peau de mouton et devient ainsi un siège un peu moins rébarbatif. Ce meuble lui-même n’est pas d’une nécessité absolue, l’usage est non pas de s’asseoir, mais bien de s’accroupir sur les jarrets, position des plus fatigantes pour qui n’a pas hérité de ses aïeux une aptitude spéciale. C’est ainsi accroupis qu’hommes et femmes se réunissent autour du feu, fait au milieu de la chambre, qu’il remplit d’une fumée acre ; peut-être se reposent-ils ; en tout cas, ils évitent la fumée, tout à fait insupportable. Si l’on vous invite à entrer, ce que la politesse vous oblige d’accepter, ayez soin à faire comme eux, autrement vous devrez sortir vite en vous frottant les yeux et criant grâce, ce qui vous fera mal juger et passer pour un homme aussi peu habitué aux élégances de la vie qu’aux usages du monde.

Avant le lever du soleil, les hommes sont debout et se préparent au travail. Le premier soin, après avoir sucé quatre ou cinq mates, est de prendre au lasso dans l’enceinte, où un homme les a amenés