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La terre, dans ces régions, a une valeur beaucoup moindre, mais les résultats sont aussi beaucoup moins incertains. Si nous ne trouvons qu’une augmentation moyenne de 15 pour 100 contre une perte moyenne de 8 pour 100, n’oublions pas que dans ces parages l’année 1873 a été si terrible qu’elle ne peut servir de base ni entrer dans une moyenne. Après quelques années d’établissement dans les pâturages durs, les pertes sont peu sensibles, mais l’engraissement est toujours moins rapide, les naissances moins nombreuses et par conséquent l’élevage moins productif ; cependant on peut compter encore en moyenne sur une rente nette de 20 pour 100 du capital engagé, moyenne qui va en s’élevant tous les jours, et qui vient au bout de quelques années, par l’amélioration rapide du pâturage, à s’équilibrer avec le produit considérable des terrains mieux situés. Une entreprise de ce genre donne une tranquillité du lendemain qui suffit à expliquer l’indifférence de l’estanciero. Il est vrai de dire que les vieilles familles, qui ont acquis ces propriétés pour fort peu de chose il y a de longues années, et les ont peuplées d’animaux dans un temps où les bêtes à cornes valaient de 5 à 10 fr., n’ont pas encore ouvert les yeux sur la valeur du capital ainsi représenté, et le prix toujours croissant des animaux permet à leur indifférence d’augmenter en même temps que leurs revenus.

Cette insouciance et l’absence du propriétaire se révèlent dans l’aspect même de l’habitation. Il ne faut chercher ici rien qui ressemble au château d’un riche propriétaire du centre de la France, ni même à la ferme confortable d’un petit éleveur normand. Un toit de chaume soutenu par quatre murs de boue, une porte basse et pas de fenêtre, un puits sans margelle, un pieu pour y attacher le cheval, c’est là en général toute l’habitation où végète une famille dans les privations et l’oisiveté : la sobriété poussée à ce point n’est plus une vertu, c’est un vice antisocial. Heureusement quelques propriétaires riches semblent vouloir secouer cette torpeur par des exemples utiles, et montrer à leurs voisins les avantages de ce bien-être que l’homme a créé partout où il s’est établi. On peut déjà citer des établissemens assez nombreux où l’on a élevé des maisons luxueuses, créé des jardins, même de la grande culture, et enfermé tout cela au milieu de futaies d’eucalyptus, de saules, de peupliers et de pêchers. Dans une propriété princière de Il lieues carrées d’étendue, située à 25 kilomètres de Buenos-Ayres, il existe une forêt de trente à quarante mille eucalyptus ; un parc de 500 hectares a été créé, embelli de toutes les essences d’arbres, de fermes modèles et de tous les enchantemens de nos grands châteaux français. Malheureusement il n’est pas permis à tout le monde de prendre ainsi la nature corps à corps, de créer des forêts là où elle n’a pas mis un arbre, où règnent les vents