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imperceptiblement chaque année par le séjour des troupeaux. Aux portes de Buenos-Ayres, le terrain s’est le plus anciennement amélioré, et sans parler des quelques hectares consacrés aux cultures horticoles, aux céréales et à la luzerne, les terrains vierges de travail humain ne sont plus déshonorés par les graminées pernicieuses du temps de la découverte. La campagne, après avoir subi le feu, première culture ici comme dans les forêts vierges, a été peu à peu envahie par le chardon ; ce destructeur ardent des ajoncs nuisibles croît en abondance et protège, par sa taille élevée, ses racines vivaces, et même par les facultés d’épuisement qu’il possède, le trèfle, dont l’apparition est le signe définitif de la conquête du sol, et qui atteint la hauteur de 2 ou 3 pieds au printemps des années pluviales. Les bêtes à cornes, les chevaux et les bêtes à laine paissent en liberté enfouis dans ces pâturages et amassent de la graisse pour les jours prêts à venir des chaleurs de l’été : alors les pâturages, séchant plus vite encore qu’ils n’ont verdi, laissent paraître la terre noire et poudreuse sur laquelle les animaux ne feront plus voler sous le souffle de leurs narines qu’une poussière acre et empoisonnée. L’automne ramène quelquefois une végétation luxuriante ; les pluies fécondes de cette époque préparent pour les troupeaux les provisions d’hiver ; si elles manquent avant les gelées d’avril et de mai et les froids souvent rigoureux de juin et de juillet, c’est la mort pour le petit bétail ou l’émigration forcée pour le grand, de toute manière la ruine pour l’éleveur, — ruine passagère cependant, que le temps et la patience répareront vite. La patience ! c’est là ce qui constitue le fond du caractère pampasien ; c’est une vertu que l’habitant de la pampa acquiert forcément et dont il fait un vice en la laissant dégénérer en indifférence et en paresse incurables, mal général qui atteint ici toutes les races, quelque diverses qu’elles soient dans leurs origines.

L’Indien a été jusqu’à la conquête et depuis une antiquité fort reculée le seul maître de ce territoire ; il était oisif, presque nu, marchant à pied, chose à peine croyable pour les colons actuels, dont pas un ne consentirait à faire un kilomètre sans son cheval. Les tribus des Andes seules employaient à leurs transports et à leur nourriture le guanaque et le lama, mais les Indiens du littoral n’avaient pas cette ressource, et ton s’explique difficilement comment ils pouvaient vivre, se vêtir, se déplacer, dépourvus qu’ils étaient de tout auxiliaire, sur un terrain déboisé et sous un assez rude climat. En dehors du poisson, très abondant dans tous les cours d’eau, ils en étaient réduits à la chair des animaux immondes qui peuplaient ces déserts, le tatou, l’iguane, le renard, la biscache, quelques reptiles et quelques oiseaux, sans aucun fruit ni aucune production végétale ; malgré ces élémens alimentaires très