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endroits ; néanmoins, pour pénétrer à l’intérieur, il faudrait tant déblayer qu’il devient préférable de se reposer sur la neige. Agassiz était d’une gaîté folle ; l’idée de se voir sur cette mer de glace, principal théâtre de ses investigations, à pareille époque de l’année, par un jour magnifique, le plongeait dans le ravissement. Au reste le spectacle était unique ; l’air ayant une transparence inconnue en été, sur le fond bleu du ciel les montagnes se dessinaient avec une admirable netteté. Tous les pics qui bordent le glacier avaient une couverture de neige uniforme depuis la base jusqu’au sommet ; seul, le Finsteraarhorn, aux parois trop raides pour souffrir l’adhérence de la neige, tranchait par sa teinte noire. Sur le glacier, rien ne venait rompre la monotonie de la nappe blanche, nul filet d’eau ne faisait entendre un murmure ; le silence régnait absolu comme dans les lieux où la vie est éteinte. Les perches introduites à l’automne dans les trous de forage dépassant à peine la surface avaient conservé leur position ; c’était la preuve que les masses de glace n’avaient point marché d’une manière inégale. Parvenus sur le promontoire qu’on nomme l’Abschwung, les deux naturalistes une dernière fois sondèrent l’espace et revinrent à l’hôtel des Neuchatelois. Incommodé, Desor avec un guide regagna l’hospice du Grimsel ; Agassiz demeura pour faire des observations de température. Le thermomètre introduit dans la neige à la profondeur de près de 3 mètres, et le trou bien refermé, marqua, au bout de deux heures, 4 degrés 1/2 au-dessous de zéro, tandis que l’air se maintenait aux environs de zéro. Après la pénible journée, les deux amis prenant le frugal repas du soir dans la chambre de l’hospice ne se lassaient point de s’entretenir des mille incidens de l’aventureuse excursion, et là ils songèrent à tenter l’ascension de la Jungfrau. Le souper fini, on va se coucher afin de partir dès le matin, le sommeil ne tarde pas à venir ; mais bientôt Desor s’éveille, la tête en feu, le visage endolori, la peau gercée. De son côté, Agassiz soupire : « Mon Dieu, que je souffre ! j’ai les lèvres déchirées. » Les ablutions d’eau froide ne calmèrent point les douleurs, la nuit fut terrible. Quand le jour parut, la souffrance devint plus supportable ; alors les deux victimes de l’air vif, du soleil et de la réverbération de la neige, se regardant, cédèrent à un éclat de rire, « Quelle figure avez-vous ! dit Agassiz à son compagnon. — Et vous-même, riposte celui-ci ; demandez donc une glace. » Les visages étaient pourpres et horriblement tuméfiés, les paupières gonflées permettaient à peine d’ouvrir les yeux, la lèvre restait pendante. Malgré tout, ayant retiré les thermomètres enfouis dans la neige, qui dénoncèrent une température de 3 degrés au-dessous de zéro, les explorateurs se mirent en chemin pour le retour. Les résultats obtenus étaient importans : on avait la certitude que l’eau