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long isolement, il ne put s’empêcher de sauter au cou du premier voyageur qui se présenta.

Dans la belle saison, on entre à l’hospice du Grimsel par un escalier ; en ces jours d’hiver, la neige est si haut amoncelée que, pour atteindre le vestibule, on descend des marches que le garde a taillées. Le lac bien connu des touristes est invisible ; le manteau de neige couvre tout d’une façon uniforme. A sept heures du soir, le thermomètre marque seulement 4 degrés au-dessous de zéro. Les explorateurs se couchent ; à quatre heures du matin, les voilà debout. Il n’y a plus que 2 degrés de froid ; mais la neige porte sur la pente de l’hospice au lit de l’Aar. Déjà, on se flatte d’escalader sans trop de peine la tranche du glacier ; vain espoir ! bientôt la croûte cède sous les pas, et dans une neige fine et poudreuse on enfonce jusqu’aux genoux. Il fallut se résigner à n’avancer qu’avec une lenteur désespérante. Le jour commençant à poindre, peu à peu les cimes se doraient, et la température baissait d’une manière très sensible. Agassiz, dont l’énergie redouble en approchant du but, se tirait encore passablement des mauvais pas ; mais Desor, épuisé de fatigue, meurtri par des chutes sans nombre, restait en arrière, il avait envie de s’en aller. Animé d’un autre désir, le chef de l’expédition demeurait sourd à toutes les plaintes. Fort pressé de reconnaître si le mouvement du glacier a continué pendant l’hiver, au plus vite il franchit l’espace. Qu’il y ait eu glissement, pense-t-il, la neige se trouvera refoulée ; les talus au contraire étaient réguliers. Un gros bloc reposait sur des piédestaux au-dessus d’un creux assez considérable ; il y a là un intéressant sujet d’observation. Les deux naturalistes descendent dans le trou et s’aperçoivent que le bloc recouvre la partie évasée d’une crevasse. Nouvelle notion acquise : la neige ne comble pas les crevasses, elle les dissimule seulement sous des voûtes plus ou moins épaisses. Le glacier de l’Aar n’était pas facile à distinguer, le lourd manteau de neige ne permettant de voir aucun accident de la surface ; tout juste une arête longitudinale marquait la trace de la grande moraine médiane. Sur le vaste champ, d’une blancheur éblouissante, les explorateurs n’ont plus de peine à marcher, ils éprouvent un autre genre de supplice ; le soleil s’élevant, les rayons réfléchis par une multitude de cristaux les aveuglent. Les verres bleus ne suffisent pas à protéger la vue, le double voile indispensable dont on entoure la tête fait étouffer. On imagine si les deux naturalistes avaient hâte de revoir la fameuse cabane de pierre de l’été dernier ; longtemps ils cherchèrent l’immense bloc de granit qui, dans la belle saison, à grande distance, dénonçait aux visiteurs l’hôtel des Neuchatelois. Un renflement finit par trahir la place. D’un côté le mur de la cabane est à nu par