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vivacité et ce raffinement qui trop souvent, en même temps que les cœurs, amollissent les volontés. Comme la douleur physique, l’ébranlement moral leur arrache difficilement des larmes. L’exclusion perpétuelle des femmes ayant banni des relations la tendresse proprement dite, la sensibilité s’éveille avec peine et ne devient jamais maladive. C’est la loi, ce sont les préceptes moraux et les ordres du magistrat qui, bien mieux que les instincts naturels, enseignent à chacun la place qu’il doit prendre et le rôle qu’il doit jouer dans la famille. Elle s’est peu à peu formée, suivant le vœu du législateur, pour lui fournir des sujets obéissans et des exécuteurs toujours obéis. Telle qu’elle est, on conçoit quel élément d’ordre et de stabilité elle représente, et l’on sent qu’on ne peut toucher à une partie sans ébranler de fond en comble cet édifice artificiel et entraîner la nation tout entière vers l’inconnu.

Si la famille est le principal des groupes où l’individu va chercher un refuge contre son propre néant, elle n’est pas le seul. Partout où l’esprit national encore sommeillant n’a pas donné à une agglomération d’hommes une vie unique, il arrive que les petites associations prennent la place de la grande, qui est la patrie. Nous avons vu cette tendance se manifester dans la formation des clans, nous allons la retrouver dans certains groupemens populaires. L’individualisme rend les Japonais peu propres à la vie municipale, telle que l’entendaient les Romains. Dans tout le Japon, il n’y a pas une place publique, pas un lieu de réunion. Loin de se sentir entraîné dans un large courant de patriotisme, chacun s’enchaîne à une petite coterie dont l’intérêt particulier passe avant toute chose et éclipse tout le reste ; la société apparaît comme une hiérarchie de groupes dont le plus proche est le plus cher. Il faudrait évoquer l’histoire tout entière de notre moyen âge populaire pour présenter le tableau complet de ces corporations, maîtrises, jurandes, que fournissent encore les différentes industries de Yeddo ! corps de pompiers, corps de charpentiers, corps de bateliers, confréries d’aveugles, de mendians, de parias, associations responsables de bettos, de domestiques, bandes de musiciennes en plein vent, de comédiens, de saltimbanques, sans parler de la caste récemment dispersée des hétas, ces truands de Yeddo, dont la cour des miracles se tenait dans les rues malsaines qui entourent Asakusa, et qui avaient, eux aussi, leur « roides ribauds. » Les deux communautés auxquelles nous nous bornerons parce qu’elles ont eu une existence officielle sont le go nin gumi et l’otokodaté.

Le go nin gumi (union de cinq hommes) est une association formée entre cinq voisins, chefs de famille, propriétaires, ayant à leur tête un kumigashira ; leur existence est reconnue par l’état, qui leur impose des obligations collectives en matière de voirie, de