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dévoûment est cité dans les histoires populaires comme un beau trait de vertu filiale[1]. La fille qui cède à un séducteur sans le consentement de ses parens est punie de soixante coups de fouet, non pour avoir violé la pudeur, mais parce qu’elle leur a dérobé ainsi un bien dont eux seuls pouvaient disposer. Le père a aussi le droit de vie et de mort sur ses enfans, et l’on cite plus d’un exemple d’exécutions faites ou ordonnées par d’autres Brutus.

On ne distingue pas entre les enfans légitimes et ceux de la mékaké reconnus par le père, mais on distingue entre les aînés et les cadets, les garçons et les filles. Le père peut déshériter son fils aîné, et c’est bien une exhérédation, car à défaut de volonté contraire exprimée c’est celui-ci qui hérite de plein droit. Quant au droit de masculinité, il ne fléchit jamais, les filles ne pouvant hériter ni être propriétaires de quoi que ce soit. Celui à qui le ciel a refusé des enfans mâles s’empresse d’adopter un gendre qui entre dans la famille, devient un agnat et un héritier désigné. Légitime ou adoptif, l’héritier ne peut renoncer à la succession, il doit en acquitter toutes les obligations, si lourdes qu’elles puissent être. Le droit d’aînesse emporte, lui aussi, ses obligations. Si l’aîné a le pouvoir sur tout le reste de la famille, même le droit de vie et de mort sur ses frères cadets dans certaines provinces, en revanche il est tenu de remplir envers eux les devoirs d’un père, de les nourrir et de les élever ; la propriété des biens n’est, pour ainsi parler, qu’une gestion confiée à ses mains ; mais il n’en reste pas longtemps chargé, les cadets s’empressent de se donner en adoption ou de se marier dans des familles sans garçons et changent ainsi de maison.

La famille japonaise est donc, comme la famille romaine, un petit état muni de tous ses organes ; elle a un chef absolu qui la représente et qui la conduit, des sujets, un peuple de serviteurs attachés à elle et qui ne la quittent pas, une propriété commune, un conseil délibératif formé des agnats les plus âgés, sans limite de nombre ni d’âge. Elle a enfin son tribunal domestique. C’est devant ce tribunal que se règlent les difficultés sur les successions, s’il en peut surgir ; c’est devant ce tribunal que le père peut prononcer la peine de mort contre son fils en cas de désobéissance, il n’a plus ensuite qu’à en informer l’officier. C’est là qu’est dénoncée l’épouse qui a encouru la répudiation et qu’est traînée la femme adultère. Celle-ci peut même être condamnée, en l’absence de son mari, à s’éloigner immédiatement de la maison qu’elle déshonore. Une grande solidarité s’établit ainsi entre des personnes réunies pendant longtemps sous un joug si étroit ; elles ne séparent pas leur honneur et leur fortune de ceux du groupe où elles sont nées. Un

  1. Un récent décret le rend impossible aujourd’hui.