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laquelle nul ne peut être exécuté, s’il n’a signé lui-même sa sentence.

Où la liberté n’existe pas, la conscience humaine ne peut arriver à son complet développement ; la pure lumière intérieure de l’âme est éclipsée par le flambeau vacillant des lois conventionnelles, comme la lampe solitaire du penseur par les clartés douteuses d’une aube d’hiver. Qui tremble sans cesse ne réfléchit jamais, et c’est à la rigueur des pénalités de suppléer alors à la droiture des esprits : on sait quelle fut la sévérité des lois japonaises et la cruauté des supplices. L’exemple de la Chine introduisit au Japon des châtimens barbares qui contrastent avec la douceur des mœurs. Le vol au-dessus de 10 rios (50 francs) était puni de mort ; la décollation par le sabre, l’étranglement, la mise en croix, le transpercement par la lance, n’étaient pas les seuls modes d’exécution. Il y a soixante ans, un valet qui avait assassiné son maître après avoir séduit sa fille fut exposé pendant trois jours à Riongokou-Bashi, l’un des ponts les plus fréquentés de Yeddo, et chaque passant devait lui donner un coup de scie. Il y a huit ans, une courtisane incendiaire fut brûlée à petit feu. En 1868, une mère infanticide fut précipitée au fond d’une vasque d’eau bouillante.

Encore mieux que le choix des peines, la qualification des crimes révèle la pensée politique que nous avons retrouvée partout : consolider le pouvoir. C’est ainsi que le silence gardé par celui qui avait connaissance d’un crime était puni comme le crime même, dût-on livrer un frère ou un père, car le souverain est le père suprême que l’on trahit par la non-révélation. C’est ainsi que la moindre atteinte aux propriétés du shogoun était punie comme un parricide. Il y avait jadis peine de mort contre quiconque tuait un des canards sauvages qui viennent chaque hiver s’abattre en foule sur les larges canaux du Siro (château). Un enfant, en jetant une pierre, eut le malheur d’en tuer un. Saisi par la police, il est amené devant le juge avec ses parens éplorés ; on n’oublie pas d’apporter le corps du délit. Le juge, après l’avoir attentivement considéré, leur dit ; « La loi est formelle ; si l’enfant a tué l’oiseau, je dois le condamner à mort ; mais, si l’animal est sauf, votre fils est innocent : or ce canard n’est peut-être qu’étourdi par le coup, et, pour moi, j’ai idée qu’il en reviendra. Emportez-le chez vous, soignez-le bien, et, si demain il est guéri, rapportez-le-moi ; je mettrai alors l’enfant en liberté. » Voilà le père plus désolé que jamais, il gémit et se désespère en palpant ce volatile déjà raidi par la mort ; mais la mère, avertie par son instinct, a lu dans la pensée du juge. Elle court acheter dans une volière un beau canard mandarin et le rapporte triomphante au juge, qui lui dit en souriant malgré lui : « Je vous l’avais bien dit qu’il en reviendrait. » On voit par là quel rôle