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plus qu’une vrille ne remplace une scie, un ignorant ou un homme faible ne peut remplir le rôle d’un homme fort et ne peut le remplacer. C’est en adoptant ou en rejetant ce principe qu’on montre son habileté ou son incapacité. »


Cet ensemble de préceptes constitue un corps de doctrine, une sorte de catéchisme politique dont tout homme en place était imbu et qui a servi de guide à plusieurs générations. Aujourd’hui encore bien des choses que l’on croit changées parce que les mots ont varié demeurent identiques, et les enseignemens du soupçonneux despote, les traditions qu’il a laissées après les avoir lui-même reçues, demeurent encore l’explication la plus satisfaisante de beaucoup d’actes. À un étranger qui lui demandait jadis pourquoi en se rendant au conseil les fonctionnaires se faisaient toujours porter au pas de course dans leur litière, un conseiller répondit : « C’est que nous pourrions être forcés une fois par hasard de nous hâter pour quelque affaire pressante. Or, en nous voyant courir, le peuple serait effrayé, tandis qu’ainsi il en a l’habitude. »

La cour domptée, la dynastie assise, il restait à en assurer la stabilité en faisant concourir à ce but toutes les forces vives de la nation. Le peuple n’est qu’un troupeau, la noblesse des kugés est sans force, mais il reste d’une part l’ancienne aristocratie des clans, vaincue et non réconciliée, de l’autre l’aristocratie nouvelle qui entoure le shogoun, mais ne tardera pas à s’entre-déchirer de nouveau, si l’on n’y met obstacle. Apaiser et désarmer les uns, contenter et contenir les autres, en leur laissant tous les moyens de faire le bien sans aucune liberté de faire le mal, prémunir son système contre le pouvoir excessif de ceux qui doivent le soutenir, aussi bien que contre les résistances de ceux qui peuvent l’attaquer, tel sera le plan de notre organisateur.

Chaque daïmio reste étranger aux autres et doit se tenir strictement renfermé dans l’exercice de ses fonctions de cour ; n’ayant entre eux aucun rapport officiel, ils ne peuvent former ces ligues qui seules pourraient leur permettre de résister au gouvernement, plus fort que chacun d’eux isolément. Les précautions prises à cet égard descendent jusqu’à la minutie ; s’ils sont appelés au château pour délibérer, c’est dans des salles séparées. Forcés de venir chaque année à Yeddo rendre leurs devoirs au chef suprême et d’y laisser le reste du temps leur famille en otage, ils ne s’y rencontreront jamais avec leurs voisins territoriaux ; un officier chargé de leur indiquer l’époque de leur séjour marquera des époques différentes aux seigneurs de deux clans contigus. Cette obligation de séjour à Yeddo fait involontairement songer à la noblesse de France contrainte de venir saluer le roi-soleil et allant s’entasser dans les galetas de Versailles. La coutume avait