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investigateurs s’aperçoivent que le glacier a considérablement avancé depuis l’année précédente. Une cabane abandonnée par Hügi, l’un des premiers explorateurs, encore debout avant l’hiver dernier, a disparu. Combien de sujets en ces lieux éveillent l’attention ! On contemple les filets d’eau tout minces au matin, grossissant à vue d’œil sous l’influence de la chaleur du jour ; on regarde avec surprise des milliers de petits insectes qui sautillent sur la glace et disparaissent dans les fissures[1].

Après une reconnaissance suffisante, on fixa l’endroit de l’installation près d’un gros bloc ; les guides se mirent en devoir d’édifier une maisonnette assez spacieuse pour recevoir six personnes. Par bonheur, l’un d’eux était maçon de son état ; il devint architecte. De pierres sèches, on éleva les murs ; de grandes dalles remplirent l’office de plancher ; d’une couche d’herbes, d’une toile cirée étendue sur l’herbe et de couvertures, on composa les lits ; ils furent jugés parfaits. A la vérité, l’ouverture donnant accès dans la demeure est bien étroite, mais enfin Charles Vogt peut entrer, et où passe Charles Vogt tout le monde passe. A défaut de porte, on mit un rideau. Pendant la nuit, avant de s’endormir, il fut décidé que l’habitation s’appellerait l’Hôtel des Neuchatelois ; le nom a été gravé sur le roc en gros caractères, le temps l’a consacré. La réunion de ces jeunes savans dans la solitude, au milieu d’une nature grandiose et triste, n’offre-t-elle pas à l’imagination un curieux spectacle ? Les bruits des plaisirs de ce monde et des affaires publiques ne montent pas jusqu’à la cabane du glacier de l’Aar ; des aspirations et des joies inconnues de la plupart des mortels agitent les cœurs. Ces hommes qui sans effort, sans regret, renoncent pour de longs jours au bien-être, rêvent de pénétrer les plus intimes secrets de la nature, ils discutent gravement des questions formidables et rient de mille incidens. Agassiz ne perd jamais sa bonne humeur, Desor s’abandonne volontiers à la plaisanterie, Charles Vogt, toujours pétillant d’esprit et capable à lui seul de mettre en gaîté une assemblée de trappistes, ne laisse à personne le droit de s’ennuyer. Parmi ces investigateurs que conduit la même pensée, le concert ne saurait être troublé. Sur la mer de glace, sans autres témoins que les blocs de granit et les pics vêtus de neiges éternelles, il n’y a pas de rivalités ; dans la mesure de ses aptitudes, chacun s’emploie avec ardeur pour l’œuvre commune. Agassiz est le chef incontesté, le maître reconnu ; apporter une pierre au monument qu’il édifie est l’unique souci de collaborateurs pleins de zèle.

  1. L’espèce qui appartient à l’ordre des thysanures a été décrite par M. Nicolet sous le nom de Dasoria saltans.