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revenaient volontiers à la charge chaque fois qu’il donnait un nouvel ouvrage. Ils auraient pu tout aussi bien parler de son rossinisme et de son verdisme. Il avait de bonne heure fait le tour du monde des idées, savait les maîtres et les adorait avec cette fière désinvolture d’un esprit indépendant, capable de tout comprendre et de tout admirer.

Nous aurions garde de nier l’influence particulière que Schumann et Wagner exerçaient sur sa théorie ; mais le théoricien était ici doublé d’un homme pratique, qui, tout en s’imprégnant de la doctrine, savait, comme on dit, en prendre et en laisser, et ses ouvrages nous démontrent jusqu’à l’évidence que jamais ses prédilections d’école ne l’eussent amené à la conception d’un théâtre d’opéra comique se modelant sur Geneviève ou sur les Maîtres chanteurs de Nuremberg. Il avait le sens le plus net du drame musical moderne et de ce qu’on peut faire adopter de ce public de Favart, public fort spécial, qui ne veut pas être brusqué. Sortir de Boïeldieu, d’Hérold et d’Auber n’est point tâche si commode ; il y faut beaucoup d’art, de ménagement et surtout beaucoup d’éclectisme. Bizet là-dessus était sans reproche ; écrivain exquis, plein de science et de goût, il commençait par réformer la langue, élargissait le style en attendant mieux. Son éclectisme vous remettait en mémoire le Gounod des belles années de jeunesse, bibliothèque vivante et chantante, toujours prête à se laisser feuilleter par les amis. Bizet, lui, ne chantait pas, mais son piano valait un orchestre.

La dernière fois que nous le rencontrâmes, il était en train de parcourir sa partition de Carmen avec une jeune fille dont la voix et les rares aptitudes musicales l’avaient charmé. La séance tirait vers sa fin quand tout à coup il s’interrompit et quitta la place en disant : « Maintenant, mademoiselle, chantez-moi du Schumann. » On sait quelle intensité de sentimentalisme douloureux ont certaines mélodies du grand romantique de Zwickau ; c’est le poète et le musicien par excellence du Noluit consolari. Schubert se laisse quelquefois distraire de sa tristesse, il a des yeux pour toutes les gaîtés du paysage, des oreilles pour tous ses bruits ; Schumann reste absorbé dans sa réflexion, nul pittoresque ne l’en détourne, son deuil est un abîme qui n’a point de fond. Impossible de ne pas être saisi de cette impression quand on entend une voix jeune et sympathique interpréter ses élégies, Ich grolle nicht et Aus der Heimath par exemple. Bizet, assis à l’autre bout du salon, écoutait la tête dans ses mains. « Quel chef-d’œuvre ! s’écria-t-il, mais quelle désolation, c’est à vous donner la nostalgie de la mort ! » Et, se remettant au piano, il joua la Marche funèbre du même maître, puis celle de Chopin, qui devait, hélas ! quelques jours plus tard figurer au programme de ses propres funérailles. Nous causâmes ensuite de cet art qui faisait ses délices et de ses représentans actuels plus ou moins illustres : Rossini, Auber, Hérold,