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pour la musique et pour les interprètes de M. Richard Wagner ; l’éloge dans la presse est unanime, et quant aux artistes et aux gens du monde que nous avons pu voir, ils faisaient à la partition un accueil que ne trouverait certes pas chez nous le Jupiter de Baireuth, s’il lui prenait la fantaisie d’apporter à Paris son Lohengrin. En effet, à ne tenir compte que du fait musical, en laissant de côté la répulsion si naturelle dont la personne du compositeur germanique ne saurait être en France que l’objet, il demeure certain que notre public est incapable de se comporter pendant quatre heures comme le public anglais en présence d’une œuvre de cette importance et de cette monotonie. Notons aussi qu’une telle faculté d’attention, une telle imperturbabilité dans la patience, ne s’obtiennent que par la force de l’entraînement.

Une ville soumise à la quotidienne inglutition d’un oratorio de Haendel ou de Bach doit nécessairement posséder des puissances digestives que nos pays ne connaissent pas. Prenez l’oratorio de Haendel pourpoint de départ, et vous verrez comme cette préparation ultra-sérieuse changera tout de suite en joyeuseté ce qui succédera. Les Anglais découvrent dans la musique de M. Richard Wagner des abîmes de sensualisme. He is so sensual in his music, s’exclament-ils en se pâmant d’aise. A Paris, ce point de vue nous échapperait et sans doute aussi beaucoup d’autres. A côté de la foule turbulente et gouailleuse qui sifflerait à outrance, nous aurions le bataillon sacré des frénétiques pour crier au sublime. Il n’est donc point mauvais de se dépayser un peu dans l’occasion, et les changemens d’atmosphère, si favorables à notre santé physique, peuvent nous être également fort utiles quand il s’agit de bien fixer notre opinion, sur une œuvre d’art.

Le premier acte de Lohengrin, — celui du jugement de Dieu, — est absolument grandiose ; cette phraséologie musicale se déroulant avec ampleur touche par momens au sublime ; il lui arrive néanmoins trop souvent de franchir le pas, et c’est alors l’idéal du ridicule qu’elle réalise, comme dans cet acte interminable de la nuit nuptiale où deux jeunes époux qui s’adorent, au lieu de se chanter le duo de Raoul et de Valentine, passent leur temps à se haranguer l’un après l’autre, et finissent par se quitter en se faisant des adieux aussi chastes que douloureux. Cette scène voudrait naturellement être le comble du sublime, et l’effet qu’elle produit au théâtre est tel que le public ne peut s’empêcher de sourire, ce public anglais d’ailleurs si pudibond et ne plaisantant point avec l’alcôve conjugale ! Il va sans dire que chez nous, à l’Opéra, la salle entière éclaterait de gaîté folle. Qui voulez-vous en effet qui s’intéresse à tout ce mythe et prenne au sérieux ces chevaliers du Cygne qui vous arrivent dans des petits navires sculptés en robinets de baignoire ? Christine Nilsson elle-même y perd sa peine, et cependant elle est admirable dans le rôle d’Eisa. Force dans la voix ; talent dramatique et beauté, tout s’est transformé, agrandi chez elle. L’actrice est aujourd’hui de premier