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de l’entretenir de ses idées et de lui présenter divers mémoires. En octobre 1861, à la veille même du voyage de Compiègne, il lui soumet un petit travail dont il attend quelque succès et dont il n’est point si difficile du reste de s’imaginer la teneur, alors surtout qu’on a soin d’étudier une lettre intime écrite par lui peu de jours auparavant (18 septembre 1861 ) et dirigée tout entière contre un programme politique que le parti conservateur en Prusse venait de publier. Dans cette curieuse lettre, il s’élève avec violence contre le Bund, « la serre chaude du particularisme, » demande « une concentration plus raide (straffer) des forces armées de l’Allemagne et une configuration plus naturelle des frontières des états ; » mais avant tout il met son parti en garde contre la dangereuse fiction d’une solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs… Triompher de cette « dangereuse fiction » très fortement enracinée dans certains esprits, c’était là en effet la grande difficulté pour le futur ministre de Guillaume Ier, son omne tidit punctum, car il n’est pas si aisé dans cet ordre de choses de bien distinguer entre la réalité et la fiction, il est même peut-être périlleux de les discuter, et un Retz eût certainement dit des intérêts conservateurs ce qu’il a si finement remarqué du droit des peuples et de celui des rois, « qu’ils ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. » M. de Bismarck eut encore plus d’une fois à lutter contre cette « fiction » à Berlin comme à Saint-Pétersbourg, et si l’esprit aussi ouvert que délié de son ami Alexandre Mikhaïlovitch s’est le plus souvent laissé convaincre sans trop de résistance, il n’en fut pas de même du Hohenzollern, qui, dans la suite, en mainte occasion et aux momens décisifs, devait éprouver des scrupules, des frissons et ce que Falstaff appelle des « fièvres tierces de la conscience. »

Au retour de Guillaume Ier de Compiègne, la nomination du chevalier de la Marche à la direction des affaires était déjà une chose bien arrêtée et fixée. M. de Bismarck vint aussitôt après assister au couronnement du roi à Kœnisberg, et il ne retourna à Saint-Pétersbourg que pour y prendre définitivement son congé. Au commencement du mois de mai 1862, il était de nouveau à Berlin ; à la grande parade militaire qui eut lieu dans la capitale à l’occasion de la consécration de la statue du comte de Brandebourg (17 mai), les hommes politiques, les députés et les hauts fonctionnaires de l’état se le montraient déjà comme le « Polignac » imminent de la Prusse. Les craintes et les espérances qu’éveillait une telle prévision ne devaient point cependant se réaliser de sitôt, et le monde fut quelque peu dérouté en apprenant soudain que M. de Bismarck venait d’être désigné pour le poste de Paris. Hésitait-il encore à se charger du fardeau du pouvoir et préférait-il en tout cas attendre le résultat