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plaisirs et de leurs « particularités, » et qui de plus avait l’avantage de succéder à ce bon M. de Werther, dont la réputation, là ni ailleurs, n’a pas été précisément celle d’un caractère trop hilare. Par contre on n’a jamais connu sur les bords de la Neva un Prussien aussi gai que cet excellent M. de Bismarck, aussi bon enfant, aussi bon vivant, ayant à ce point le gros rire, le gros sel et le fin mot. Il n’y eut pas jusqu’aux plaisanteries qu’il se permettait sur le compte des « Philistins de la Sprée, » des « perruques de Potsdam, » qui ne lui valussent un succès folâtre : un ministre plénipotentiaire médisant de son propre gouvernement, un diplomate grondeur et frondeur à l’endroit de la politique même qu’il avait la mission de représenter et de seconder, c’était là une originalité que savait apprécier un monde toujours à l’affût du piquant et du ragoûtant. Il sut plaire à l’impératrice-mère, gagner surtout les bonnes grâces de la grande-duchesse Hélène, dont l’influence à la cour était considérable, et dont l’appui chaleureux ne lui manqua jamais dans la suite, aux momens les plus graves de sa carrière de ministre. L’empereur l’avait pris en grande affection, l’invitait régulièrement à ses chasses à l’ours et lui faisait l’honneur de l’admettre dans son cortège pendant ses voyages à Varsovie et à Breslau pour la rencontre du prince-régent de Prusse. Quant au prince Gortchakof, il goûtait plus que jamais la société de son ancien collègue de Francfort, et les salons répétaient souvent tel mot malicieux, tel méchant propos dont l’Autriche faisait ordinairement les frais, et dont on attribuait la paternité indifféremment tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ces deux amis, devenus inséparables, et que de vilains intrigans voulaient pourtant séparer ! Dès la fin de 1859, M. de Bismarck écrit dans une lettre intime : « L’Autriche et ses chers confédérés intriguent à Berlin pour me faire rappeler d’ici : je suis cependant bien gentil. Que la volonté de Dieu se fasse ! .. »

A Berlin, en attendant, on commençait peu à peu à glisser sur une pente qui devait rapidement faire descendre la politique prussienne des régions nuageuses de l’ère nouvelle sur ce terrain de réalités et d’action où la conviait depuis si longtemps l’ami éprouvé d’Alexandre Mikhaïlovitch, et, chose curieuse, ce fut précisément la mobilisation de l’armée prussienne en 1859, mobilisation tant réprouvée par M. de Bismarck, qui devint la cause immédiate de ce revirement aux conséquences incalculables. Il est de mise maintenant en France de se représenter le gouvernement prussien comme méditant depuis un demi-siècle une guerre de revanche et de conquête, fourbissant lentement les armes et dressant une suite de générations pour l’heure décisive du combat. Rien de plus faux cependant. Ni le gouvernement de Frédéric-Guillaume III, ni celui de