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lesquelles ni l’ordre, ni la paix, ni la sécurité ne peuvent exister en Europe. » Il railla finement ces Jenner de la politique qui recommandaient la vaccine de l’anarchie pour lui ôter son caractère pernicieux et prétendaient retirer les armes à la démagogie en s’appropriant son bagage : « la nécessité où le gouvernement sarde prétend se trouver de combattre l’anarchie ne le justifie point, puisqu’il ne fait que marcher avec la révolution pour en recueillir l’héritage. » — En un mot, le vice-chancelier russe profita avec une dextérité prodigieuse des bonnes dispositions de la France et bien plus encore de ses fautes, sans jamais lui sacrifier la volonté, les convenances et les principes de son propre gouvernement ; il se servit de l’empereur Napoléon III sans trop le servir, et surtout sans jamais s’asservir à un ordre d’idées où la Russie pouvait trouver quelque déception. Pour le bien de la Russie, pour le bonheur de l’Europe, il eût été à désirer que le prince Gortchakof eût gardé plus tard, dans son intimité avec la Prusse, un peu de cette mesure et de cet égoïsme intelligent dont il a fait preuve d’un manière si supérieure lors de son intimité avec la France. « Pour s’aimer, il faut rester deux, » a dit le grand théologien du moyen âge au sujet de ce que ces siècles de foi appelaient l’amour divin, les rapports de l’âme humaine avec son céleste créateur ; le précepte est assurément bien plus à recommander encore dans les rapports beaucoup moins mystiques entre les puissances de la terre, et le vice-chancelier russe ne l’a point oublié pendant cette première période de son ministère, durant ces années de « cordialité » avec le cabinet des Tuileries. Ce n’est que dans la seconde période que le cœur chez Alexandre Mikhaïlovitch commença de l’emporter sur la raison d’état, et que l’amour pour M. de Bismarck prouva être plus fort que le monde, plus -fort même que la Russie et ses intérêts bien entendus…


II

Pendant que le prince Gortchakof recueillait ainsi les fruits de sa politique « française, » parmi lesquels celui de la vengeance tirée de l’Autriche ne fut pas à coup sûr le moins doux ni le moins savoureux, son ancien collègue de Francfort, devenu représentant de la Prusse près la cour de Russie se consumait à ses côtés dans la fièvre langoureuse d’un homme d’action entravé par l’honnête ineptie. Il était arrivé à Saint-Pétersbourg au printemps de l’année 1859, trois mois après la fameuse réception du jour de l’an faite à M. de Hübner par l’empereur Napoléon III ; les complications italiennes