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Russies ; un autre aphorisme, emprunté à une circulaire, vint bientôt transporter la nation : la phrase célèbre sur « la Russie qui ne boude pas, mais qui se recueille, » semblait être dictée par l’âme même du peuple et lui arracha un cri d’enthousiasme. C’était alors, on s’en souvient, le réveil de l’esprit russe après une longue période de compression ; les journaux, les recueils périodiques inauguraient leurs joyeux ébats ; les écrivains, les hommes de lettres, commençaient à prendre une importance auparavant inconnue : Alexandre Mikhaïlovitch, le diplomate qui a de tout temps montré du goût et de la sympathie pour la littérature russe, l’ancien condisciple de Pouchkine, passa pour l’homme d’état patriote aux yeux des Pogodine, des Axakof, des Katkof, etc. On lui connaissait une grande haine pour l’Autriche, un penchant prononcé pour l’alliance française, et la nation, qui partageait également et jusqu’à l’exaltation ces deux sentimens, salua en lui le ministre national par excellence. Rapprochement étrange, bien fait pour démontrer l’inanité des mots et l’instabilité des choses d’ici-bas, c’est comme le partisan le plus décidé de l’empire des Habsbourg que M. de Bismarck, que le futur vainqueur de Sadowa fit son entrée dans le cénacle des diplomates, et de même ce fut l’ennemi implacable des Allemands et l’ami chaleureux des Français qu’exaltaient surtout en 1856 les Russes dans la personne de leur vice-chancelier, de l’homme d’état qui plus tard, par une politique d’omission et de commission, devait favoriser comme nul autre le démembrement de la France et la constitution d’une Allemagne plus grande, plus puissante et plus redoutable que ne l’a jamais connue l’histoire des siècles passés !… Il est vrai que par les « Allemands » la Russie de 1856 entendait principalement les Autrichiens[1], et que dans la France d’alors elle admirait surtout un certain absolutisme aux instincts démocratiques qui se montrait tout pénétré des malheurs de l’Italie, qui faisait profession de sympathiser avec la Roumanie, la

  1. Aussi bien que les Allemands nés ou naturalisés en Russie, qui encombrent les diverses branches du service de l’état et occupent en général une place très large et importante dans l’administration de l’empire. A son avènement au ministère, Alexandre Mikhaïlovitch fit sonner bien haut son intention de « purger » son département de tous ces « intrus. » La routine toutefois et surtout la paresse slave (qui laisse volontiers aux étrangers et aux « intrus » toute besogne demandant de la persévérance et de l’application) ne tardèrent point à triompher du principe de nationalité ; la palingénèse du ministère annoncée avec tant de fracas aboutit à un mouvement très insignifiant dans le personnel de l’ordre inférieur, et le chancelier dut trouver précisément parmi les Allemands ses deux aides les plus dévoués et les plus capables : M. de Westmann, décédé au mois de mai dernier à Wiesbaden, et M. de Hamburger, nommé tout récemment secrétaire d’état.