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profession n’a eu de grands succès, et que « malheureusement la sellerie ne s’est pas distinguée jusqu’ici par sa persévérance et son sens pratique. » Cet aveu mélancolique est plein d’enseignemens. Ce n’est pas un des traits les moins caractéristiques de la situation intellectuelle et morale des délégués que la négligence à rassembler des faits précis et à les étudier. Voilà des hommes qui recommandent un système comme étant le dernier terme du progrès social, qui le prônent à leurs commettans comme le seul moyen d’émancipation, et ils ne songent pas à recueillir les faits qui le concernent, à les comparer, à les juger, à en tirer des enseignemens pratiques !

Sans doute le peu de succès obtenu jusqu’ici par les sociétés coopératives de production ne doit pas être considéré comme un argument décisif contre le système coopératif. Les ouvriers répondraient que jadis ils fondaient des associations de production sans capital, c’est-à-dire sans ressources et sans force de résistance, tandis qu’à l’avenir la société de production doit être créée avec un capital qui sera constitué par une partie des cotisations de la chambre syndicale ouvrière et par les bénéfices des sociétés de crédit mutuel ou des sociétés de consommation. Cette marche est infiniment plus prudente en même temps qu’elle est plus lente. Il y aura néanmoins encore bien des mécomptes temporaires et bien des échecs définitifs dans cette voie. Le délégué des marbriers nous donne une idée de la confiance excessive avec laquelle certains ouvriers abordent cette difficile campagne. La corporation a élaboré un projet de statuts d’une société de consommation qui serait appelée « la Ruche marbrière. » Voici comment ce délégué entrevoit les perspectives de cette association. Il y a dans notre corps d’état, dit-il, 1,800 membres ; ils consomment en moyenne 3 francs d’alimentation par jour, ce qui fait une dépense quotidienne de 5,400 fr. Si l’on double cette somme pour les femmes et les enfans, on arrive à une dépense quotidienne de 10,800 fr. Que l’on prenne le minimum des bénéfices, soit 20 pour 100, — « bien entendu nous sommes au-dessous, » ajoute ce délégué, — on arrive au chiffre de 2,160 francs que la marbrerie donne en bénéfice journalier aux intermédiaires : dans l’année, cela fait un chiffre de 788,400 francs. « Nous prenons pour les frais généraux la moitié ; c’est beaucoup, mais soit, cela nous laisse encore la somme de 394,200 francs comme bénéfice net. » On rencontre des raisonnemens du même genre dans plusieurs autres rapports.

Nous désirons de tout notre cœur que les ouvriers mettent à l’épreuve leur méthode d’affranchissement. Malheureusement ils ne paraissent pas, pour la plupart, se rendre compte des conditions essentielles de succès de toute entreprise industrielle et commerciale. Ils ne veulent pas de chef, pas de président permanent, pas