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souvent pour le patron un moyen de réduire successivement les salaires, qu’ainsi tous les moyens abréviatifs que découvre l’ouvrier dans l’exécution d’une tâche tournent contre lui. En admettant qu’il y ait là des abus, une trop grande rigueur du patron à restreindre au minimum le gain de l’ouvrier, il est certain que ce ne sont pas des conséquences nécessaires du travail aux pièces, et que l’on peut supprimer ces abus en le conservant.

Si les ouvriers paraissent avoir perdu une grande partie de leurs préventions contre les machines, la division du travail et le travail à la tâche, ils gardent au contraire beaucoup de leurs rancunes contre la concurrence et les intermédiaires. Là encore cependant il y a un certain progrès. Les récriminations contre les intermédiaires et contre la concurrence n’ont pas, dans les rapports des délégués, le caractère dogmatique et absolu qui distingue les œuvres de M. Louis Blanc et d’autres écrivains socialistes. Les ouvriers se plaignent de la concurrence que les patrons se font entre eux, de celle que se font les ouvriers et de celle que la province fait à Paris. En parlant de cette dernière, le délégué des cordonniers déclare que, « si l’administration de la ville ne prend pas quelques mesures à cet égard, elle verra peu à peu les ouvriers disparaître de son sein. » Il néglige d’indiquer quelles mesures la ville pourrait prendre, — la réduction des droits d’octroi sans doute ; ce serait bien insuffisant. Peut-être voudrait-il, comme le délégué des tisseurs, que l’administration portât son attention sur l’élévation croissante du prix des baux et des loyers ; mais qu’y pourrait-elle faire ? Ceux qui travaillent en atelier se plaignent de ce que les travailleurs en chambre acceptent l’ouvrage à des prix trop réduits. Il y a dans les corps d’état les plus élevés une sorte de sentiment aristocratique qui s’indigne contre l’emploi d’ouvriers inférieurs, ne sachant pas leur métier, faisant de la pauvre et médiocre besogne qui est naturellement mal rémunérée. Ces récriminations se ressentent de l’esprit de corps qui règne dans toutes les couches de la société, en haut et en bas. De même que les médecins contestent souvent l’utilité des officiers de santé, ainsi les artisans qui se croient des artistes s’habituent difficilement à voir employer à côté d’eux et souvent à leurs dépens des ouvriers de piètre instruction et de nul talent. L’industrie française, disent-ils, est compromise par ces mauvaises pratiques. C’est surtout à la concurrence des femmes et à celle des apprentis qu’ils s’en prennent.

Sur le sujet des femmes, ils ont deux sentimens qui sont assez opposés : gémissant d’un côté de ce que leur rémunération est dérisoire, prétendant de l’autre les proscrire de la plupart des occupations où elles pourraient trouver un gagne-pain. Comme beaucoup de moralistes, les délégués croient avoir fait preuve de