Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur corps d’état. Le délégué des cordonniers devait se préoccuper des machines à coudre, à visser, et en général de toutes celles qui sont employées dans la fabrication de la chaussure ; celui des céramistes, plusieurs autres encore, avaient reçu mission d’étudier particulièrement des questions techniques du même genre. Il ne faudrait donc pas croire que la délégation ouvrière à Vienne n’ait eu aucune utilité industrielle ; beaucoup de ces envoyés en sont revenus avec des idées plus nettes et plus larges à la fois sur les progrès possibles dans la fabrication des produits auxquels ils travaillent.

Ce qui frappe dans la lecture de ces comptes-rendus, c’est la haute opinion qu’a l’ouvrier de son métier et en général de la classe à laquelle il appartient. Il y a peu de rapports qui ne se signalent par des manifestations souvent naïves de l’amour-propre professionnel. Le mécanicien de précision dira que « son industrie est de sa nature l’industrie-mère, puisque la plupart des théories scientifiques doivent nécessairement subir dans son sein les modifications qui les rendront fécondes ; » il ajoutera que « la multiplicité des connaissances à acquérir pour exercer dignement sa profession la place sans contredit au premier rang. » L’opticien, plus modeste, se contentera d’affirmer que sa corporation « est une des premières de l’industrie française par les services qu’elle a rendus à la science et au commerce. » Il n’est pas jusqu’à des métiers en apparence moins élevés qui n’aient le don de provoquer l’enthousiasme de ceux qui s’y livrent : le délégué des cordonniers nous dira que « la France s’est montrée à Vienne ce qu’elle a toujours été, la première nation dans l’art de la cordonnerie, qu’elle seule possède au plus haut degré les trois qualités nécessaires pour ce genre de travail, qui sont le goût dans la garniture, l’élégance dans la coupe et le fini de la main-d’œuvre. » Des esprits caustiques pourraient, à propos de cet amour-propre professionnel, rappeler la fameuse querelle du maître de danse et du maître de musique de Molière. Quant à nous, il ne nous déplaît pas que l’ouvrier aime, même avec excès, sa profession, et qu’il en soit fier ; ce sentiment est le contraire de celui qui existait dans l’antiquité : le travail manuel est chaque jour dans notre civilisation de plus en plus en honneur.

Il est seulement malheureux que cet esprit de corps, en soi légitime, devienne tellement exclusif qu’il ne voie en dehors de la classe ouvrière proprement dite que du parasitisme. La plupart des rapports des délégués semblent empreints de cette idée, que les travailleurs manuels sont les seuls véritables producteurs, que toutes les inventions, toutes les découvertes de ce temps viennent d’eux, que la renommée de l’industrie française et ses succès dans le monde ne tiennent qu’à leur propre habileté. Voici par exemple